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Gazette Bergamote

Rédactrice-contributrice

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Publication de billets en lien avec des sujets de culture et de société,

de septembre 2021 à janvier 2022. La rubrique de billets L'Œil de Sassou, créée pour Gazette Bergamote est transférée sur @BonjourSassou après la fermeture du site.

 

 

Non, "L'Arc de Triomphe, Wrapped" n'est pas moche 

2021

« C’est pour cela que j’adore ce projet de L’Arc de Triomphe empaqueté. Monter ce qui semble impossible et qui, après, disparaît pour toujours. »

- Christo, dans une interview de Valérie Duponchelle pour Le Figaro, en avril 2019 

En septembre dernier, a eu lieu l’emballage de l’Arc de Triomphe. L’Arc de Triomphe, Wrapped, c’est ainsi que s’intitule cet acte spectaculaire et inédit. Après l’emballage du Pont Neuf (1985) et celui du Reichtag (1995), est venu le tour du monument mythique de la place de l’Étoile. Emballé de 25 000 mètres carrés de tissu argent bleuté et de 3 000 mètres de corde rouge, l’Arc de Triomphe s’est métamorphosé, au grand damn des touristes étrangers des quatre coins du monde, qui, du 18 septembre au 3 octobre, ont du se consoler avec la tour Eiffel. Un projet de longue date, si l’on en croit un photomontage du duo Christo et Jeanne-Claude, formé par les deux époux-artistes, représentant un Arc de Triomphe empaqueté.

À chacune de ces interventions dans l’espace public, l’œuvre des artistes suscite des réactions. « C’est moche et inutile », « un enfant pourrait le faire », « ça enlaidit le patrimoine »et « c’est cher ». Pourtant, le projet (d’une grande technicité) a été financé par une vente d’œuvres à l’initiative de l’artiste, chez Sotheby’s.

Mais dans tout ça, personne ne connait vraiment Christo et Jeanne-Claude. Là où d’autres artistes peignent, sculptent, eux emballent : d‘abord des objets qu’ils rencontrent, puis l’espace public, et même la nature. En 1969, en Australie, avec Wrapped coast, little bay, les artistes s’emparent d’une falaise entière, recouverte avec 93 000 mètres carrés de tissu et 60 kilomètres de corde. La procédure qui précède l’emballage gigantesque prend souvent plus de temps que l’œuvre ne durera. En plus de l’idée, suivi de la réalisation des plans et des dessins, c’est tout un imbroglio de demandes, autorisations qui participe à la lente élaboration de l’œuvre.

Synonyme de laideur et d’inutilité pour certains, cet Arc de Triomphe emballé révèle toute l’intelligence du duo artistes. En effet, lorsque se soulèvent les voix du public, les réactions mettent en lumière tout l’esprit de ces projets titanesques, et pourtant temporaires. Dans la rue, personne ne reste indifférent : passants et joggeurs, touristes assoiffés de patrimoine français, néophytes de l’histoire de l’art et connaisseurs du domaine. Les voilà face à face avec l’œuvre, hors les murs, dans un espace moins conventionnel que les murs du Musée du Louvre. Cet emballage venu voler la place du patrimoine, vient usurper son identité pour frapper, choquer le spectateur, en faisant irruption dans l’univers familier de la ville. C’est là que la magie opère : le passant devient spectateur, hors du musée. La poésie du paysage métamorphosé vient à la rencontre de l’individu. Loin de l’œuvre traditionnelle, l’Arc de Triomphe, Wrapped, c’est l’action que l’on ne peut vendre, ni acheter, mais une véritable expérience gratuite à vivre dans l’espace public, et à destination de tous.

En emballant, Christo et Jeanne-Claude protègent, conservent et surtout, révèlent et rendent plus visible. Ils recréent l’Arc de Triomphe, changeant notre perception face à ce monument et notre rapport à cet objet. Non-identifiable, le monument n’est plus lui : il devient un objet nouveau. Peut-être même que ce simple geste le fait réapparaitre dans l’espace et le rend ainsi, encore plus visible dans le paysage urbain.

Grand soulagement pour les réfractaires : voilà l’Arc de Triomphe déshabillé, depuis le 3 octobre dernier. La pierre à l’air libre, l’Arc de Triomphe respire à nouveau, débarrassé de sa peau. C’était le dernier souffle de génie du duo : Christo nous a quitté le 31 mai 2020, onze ans après Jeanne-Claude. Mais, du 18 septembre au 3 novembre, l’esprit de Christo et Jeanne-Claude planait sur Paris, nous laissant un Arc de Triomphe comme cadeau posthume, comme un dernier au revoir.​

« Hors-série – l’Arc de triomphe empaqueté par Christo et Jeanne-Claude », Le Podcast de l’Arc de Triomphe, une collection de podcasts originaux produits par le Centre des Monuments Nationaux, à écouter ici.

Big up ! et Bic up ! Le rap est-il une nouvelle forme poétique ?

2022

Selon Wikipédia : "La poésie est un genre littéraire très ancien aux formes variées, écrites généralement en vers mais qui admettent aussi la prose, et qui privilégient l’expressivité de la forme, les mots disant plus qu’eux-mêmes par leur choix (sens et sonorités) et leur agencement (rythmes, métrique, figures de style). Sa définition se révèle difficile et varie selon les époques, au point que chaque siècle a pu lui trouver une fonction et une expression différente, à quoi s’ajoute l’approche propre à la personnalité de chaque poète."

Ce billet a débuté par un constat : pas une ligne sur le rap dans la page Wikipédia sur le poésie. Seulement un peu moins de cent mots déversés sur quatre malheureuses lignes pour me slam. Le rap, quant à lui, n’avait pas eu le droit à une malheureuse ligne, ni même un mot en son honneur.

 

Mais pourquoi ?


Après avoir posé la question sur les réseaux sociaux, je m’aperçus qu’un peu moins de la moitié des sondés (échantillon non-représentatif de la société), avait répondu non à la question suivante : Le rap est-il pour vous une nouvelle forme poétique ?

Aujourd'hui, ma tâche n'est point facile : prouver que le rap français avait hérité de certains vestiges de la poésie française en reprenant point par point la définition de la poésie, et ce afin de mettre en lumière les (nombreux) points communs entre la poésie, et le rap. À l’ère de Jul, Black M, Kaaris ou Gradur, le rap est polémique, le rap est sous-estimé, le rap est délaissé. Mais rap et poésie ne seraient-ils pas incroyablement liés ?

Tout est dans le mot rap qui veut dire « bavarder, baratiner », mais aussi « Rythm and Poetry ». L’annonce est claire, et l’acronyme annonce bel et bien la couleur : le rap est « rythme et poésie ». Trop longtemps considéré comme musique banlieusarde, le rap a été mal vu, mal connu, à cause de son image trop revendicatrice, dans sa forme et ses propos. Depuis, le rap est devenu contagieux, et le fléau semble avoir frappé la poésie, qui se réjouit d’avoir attrapé le virus : pour preuve, Nekfeu a réécrit « le Horla » , Oxmo Puccino rejoue « Alice au Pays des Merveilles », de Lewis Caroll, alors qu’un certain Lucio Bukowski vole la vedette à Charles.

Le rap est bien une forme poétique basée sur des textes en vers, qui, comme la poésie, joue des formes et des sonorités. Ce genre musical aussi, vient s'amuser avec les sons, avec les rimes, riches ou pauvres, internes, ainsi que des assonances et allitérations, c’est-à-dire la répétition de sons consonnes ou voyelles.
 
Mais si la poésie (et le rap) privilégient le sens et sonorités, il en est de même pour l’agencement des mots. En effet, le rap regorge de figures de style : litotes, euphémismes, périphases, métaphores… et même Jul arrive à faire des comparaisons : Elle a le regard qui tue, Tchikita / Cheveux longs comme Nikita.
 
Bien que paraissant bien éloignés de l’art poétique, les similitudes entre le poète et le rappeur, sont indéniables. Le rappeur n’a rien à envier aux sonnets et aux quatrains. La poésie change de visage avec le rap, à travers de nouveaux codes, dans la lignée de Baudelaire, Gautier, Hugo et bien d’autres, l’alexandrin en moins. Néanmoins, la définition de la poésie «varie selon les époques, au point que chaque siècle a pu lui trouver une fonction et une expression différente, à quoi s’ajoute l’approche propre à la personnalité de chaque poète. » C'est là que se noue le problème. En effet, si, sur la forme, le rap est très similaire à la poésie, c’est sur le fond que le rap dérange. On ne le juge pas digne de notre patrimoine poétique bien aimé : de Kery James à Gaël Faye, en passant par Lomepal, jusqu’à cette nouvelle branche de rappeurs comme Maes, ou PNL.

Toutefois, les thèmes abordés par les poètes d’hier sont encore les mêmes aujourd’hui : hier, on dénonçait la société, et aujourd’hui encore, bien que d’une manière différente. L’argent reste encore un sujet très traité, tout comme les inégalités, et la figure féminine qui demeurent récurrents. 

Comme le poète, aujourd’hui, le rappeur se fait témoin de son époque. Le rappeur garde l’œil et la plume sur les conflits mondiaux, sur les problèmes sociétaux, et sur la vie. Le rappeur est souvent très attaché à l’histoire, et à l’actualité : on y dénonce le Front National, comme Diam’s avec Marine, et le colonialisme, comme dans Lettre à la République, ou le très beau Vivre ou mourir ensemble de Kery James. Le rap sait faire entendre sa voix, et celle de son public derrière lui. La poésie n’est plus le domaine exclusif des classes sociales aisées et bourgeoises (et par conséquent, lettrées), mais le cri du bitume. Le rap s’est fait revendicateur, critique, acerbe, comme une fable de La Fontaine, se montrant ainsi digne de l’héritage poétique français, et ce, en continuant à écrire son histoire. En effet, le rap fait désormais partie de l’histoire de la poésie, et parmi les noms d’aujourd’hui se trouvent sans doute les poètes qui seront étudiés demain sur les bancs de nos écoles. 

Hier, je me souviens avoir appris par cœur le poème Les Belles Familles, de Jacques Prévert à l’école ; et aujourd’hui, j’apprends que certains professeurs étudient le rap dans le chapitre annuel dédié à la poésie, à côté de Maurice Carême et René Char. Une professeure m’appris un jour que les élèves s’amusaient à trouver, dans la musique qu’ils écoutaient – le rap – des figures de style, comme on peut en lire chez Apollinaire, chez De Nerval, et tant d’autres magiciens du mot. L’album est devenu le recueil d’aujourd’hui ; et n’en déplaise à Henri de Lesquen, le rap, cette musique « nègre » est l’enfant rebelle de la poésie : un enfant incontrôlable, et non pas un orphelin qui a mal tourné.


Si Gaël déclare sa flamme dans Ma Femme : « C’est pas des revolvers dans ses yeux verts / Il y a des 22 long rifle », on ne peut pas oublier « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » chez Éluard, et Les yeux d’Elsa Triolet pour Aragon. Les rappeurs, comme les poètes (est-il encore nécéssaire de leur donner des noms différents), aiment les femmes : ils sont L’amoureux d’Éluard, ou ils aiment Caroline de MCSolar. Le corps des femmes est lui aussi à l’honneur : Le sonnet des seins, d’Albert Mérat, aurait pu être écrit pour la Vanessa de Doc Gynéco.
 
Le poète est aussi témoin de son époque, et de la guerre :  La concubine de l’hémoglobine de MC Solaar, Barbara de Prévert, sans oublier le Dormeur du Val  de Rimbaud. Les poètes gardent un œil sur la société : ainsi sont nées les Fables de La Fontaine, qu’on nous enseigne à l’école. Le poète d’aujourd’hui revendique, provoque : avec Racailles, c’est l’agneau qui veut manger le loup. Les poètes d’hier et ceux d’aujourd’hui se répondent : Victor Hugo pleure sa fille Léopoldine dans Demain, dès l’aube, Soprano chante sa fille avec Inaya. Les voyages à Venise pour Alfred de Musset, à Paris pour Alfred de Vigny sont devenus des voyages Place 54 chez Hocus Pocus.  Les rappeurs continuent de voyager, en Afrique notamment, comme dans DKR pour Booba, en A-France pour Gaël Faye sur les traces de Leopold Sendar-Senghor et Aimé Césaire.

De l’humour de Prévert à la bonne humeur de Hocus Pocus, du spleen baudelairien au « seum » actuel et à la « hess » moderne ; ces nouveaux poètes n’ont rien à envier aux codes et à la plume de leurs pairs. Les rappeurs sont eux aussi des poètes maudits, des albatros qui ont mal au mic : ils ne s’appellent plus Ronsard, ou Du Bellay, mais Demi-Portion, Aladin, Georgio, ou d’autres comme Columbine, sans oublier Orelsan, Gringe, IAM ou NTM. Comme frère et soeur fâchés, mais passionnément attachés l’un à l’autre, rap et poésie ne peuvent s’imaginer séparément car ils sont de la même famille, comme des faux-jumeaux nés à plusieurs siècles d’intervalles, mais dont la ressemblance est indéniable, une parenté que le Larousse a consacré, comme pour me consoler : « Poésie : n.f. Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers. »

Moi, Vanessa ou Caroline, je les imagine avec les yeux d’Elsa Triolet et la Chevelure de Baudelaire. Ayant vécu dans un univers musical marqué par l’empreinte du rap pendant toute mon enfance, je pense avoir autant écouté Jacques Brel, Léo Ferré, Georges Brassens, que Alliance Etnik, Oxmo Puccino ou encore 1984. J'aime aussi fort Les Chants de Maldoror que Qui sème le vent récolte le tempo. C’est ce pourquoi je tenais à écrire cet article, qui fait autant appel à mes goûts musicaux qu’à mon histoire personnelle, en imaginant des strophes modernes, qui se retrouveront un jour dans les pages d’un manuel Bordas ou Nathan, rangé dans un sac d’écolier.
 
 

Idir, « Rap et classicisme, de Boileau à Fayçal », Le rap en France, 27 janvier 2016, à lire ici.

Thomas Deslogis, « Comment le rap français a réécrit (et dépassé) l’Histoire de la poésie », Les Inrocks, 12 juin 2016, à lire ici.

 

 

Faut-il forcer les enfants à lire ?

2022

« Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe « aimer »… le verbe « rêver »… On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : « Aime-moi » « Rêve » « Lis ! » « Lis ! Mais lis donc, bon sang, je t’ordonne de lire ! » Résultat ? Néant. »

- Daniel Pennac, Comme un roman, 1992.


Je ne suis pas mère, mais j’ai été enfant. Et cet enfant que j'ai été aimait lire. Parmi mes proches amis, je compte d'autres amoureux de la lecture, des lecteurs occasionnels, et des « ennemis » de la lecture : ceux que la lecture a oubliés… ou vice-versa. Ces ennemis de la lecture, sont ceux qui ne lisent pas. En réalité, ils ne sont pas des ennemis, seulement des connaissances fâchées, ou deux individus qui ne se sont jamais vraiment rencontrés.

Cette rencontre malheureuse (ou cette rencontre qui n’arriva jamais), nous fait alors remonter aux origines de chacun : l’enfance. Alors que certains pleurent pour une histoire le soir, plus tard, certains enfants refusent de lire, maudissant Gutenberg, sans le savoir.

Le trouble phobique de la lecture, appelons-la la lecturophobie remonterai donc à notre enfance.

Je peux très savamment parler de mon enfance de lectrice. La lectrice que j’étais enfant, ou même adolescente faisait la fierté de ma mère, alors que certaines de nos connaissances, affolées, cherchaient dans les paroles de ma mère la clé, afin de faire de leurs propres enfants des dévoreurs de livres. Ma mère avait toujours cette phrase magnifique, prononcée sur un ton quasi universitaire :
« Moi, je l’ai emmenée toute petite à la médiathèque, et puis j’ai acheté des livres, et elle a lu. Il faut leur transmettre le goût de la lecture. »

Comme une équation à laquelle on a trouvé l’inconnue, les parents avaient trouvé comment mettre en marche cette transmission dont ils se sentaient si responsables. Cette obsession parentale est devenue une phobie pour moi : âgée de vingt ans, je suis pétrifiée à l’idée de mettre au monde des lecturophobiques, ou du moins, qu’ils en deviennent.Cependant, ou détour d’une conversation avec la mère d’un ami, cette dernière m’avait dit, d’une voix très douce, sur la terrasse de leur jardin, pendant l’apéritif :
« P. est une grande lectrice. Elle a toujours aimé lire. Cependant son frère A. n’a jamais aimé ça. »

 

En approfondissant la question, je m’aperçus qu’ils avaient reçu la même éducation littéraire. La lecture est donc sans doute une affaire de goût. En effet, on peut faire un parallèle ici : la littérature est comme la gastronomie. Le livre serait, dans ce raisonnement, comparé à des épinards. Beaucoup d’enfants n’aiment pas les épinards. Mais peut-t-on trouver un critère à corriger pour faire manger des épinards aux enfants ?

En réalité, il n’y a pas vraiment de critère. On peut, au sein d’une même fratrie, faire manger des épinards à certains, mais pas d’autres : comportement justifié par une simple histoire de « goût ». Forcer un enfant à manger des épinards est une expérience bien désagréable, autant pour l’enfant que son parent : une torture pour le premier, et une guerre déclarée face aux assiettes pleines qui repartent en cuisine, pour le second. Cependant, parmi la masse de parents, certains, astucieux, réussissent à faire manger des épinards aux enfants mêmes capricieux : en faisant un flan aux épinards par exemple. Il faut donc procéder au même raisonnement pour la lecture. En effet, il ne faut pas imposer la lecture, mais la donner. Il ne faut pas forcer à lire mais inciter. 

Je me souviens de mon entrée au lycée, et de « Germinal » d’Émile Zola, qui tombe dans mes mains. J’ai seize ans : l’âge de Rimbaud au début de son oeuvre. Le système scolaire ne fait pas aimer la lecture : elle y est perçue comme une contrainte, voir une obligation, un devoir, et non plus un plaisir :
« Ouvrez les agendas. Bon, vous avez jusqu’au 24 avril dernier délai pour lire le livre. »


Fermeture des agendas, et un couteau sous la gorge. 

Deux mois en laissant une trentaine d’élèves, lecteurs sauvages, en tête-à-tête avec cet objet non-apprivoisé : un classique. Au-delà d’un livre, le classique est l’ennemi juré de l’enfant. L’école le lui fait détester très vite : Hugo, Zola, Stendhal, Flaubert. Des noms d’auteurs incroyables mais qui inspirent parfois le dégoût et la peur.


Aux parents qui cherchent en vain des réponses sur Doctissimo dans le forum «  Mon enfant n’aime pas lire, que faire ?  », je dirai qu'il n'y a pas de « mauvais lecteurs ». Il n'y a que des lecteurs en devenir, dans l'attente de rencontrer le bon livre (qu'ils ne rencontreront peut-être jamais). Sachez qu’un enfant ne lit jamais « pas du tout ». Il lira des mangas, des journaux, qui ne sont pas incompatibles avec le sacro-saint classique. En effet, il est beaucoup plus simple de présenter Hergé à un enfant d’une dizaine d’années que « Madame Bovary » qui ressemble tout de suite plus à un goulag.

Nicolas Gary, « Oui, les jeunes aiment lire – le problème, c'est la télé, internet et le reste », Actualitté, 28 juin 2016, à lire ici.

Mégane Guillaume et Éric Chaverou, « Oui, les jeunes français lisent encore ! », France Culture, 28 juin 2016, à lire ici.

Fiona Moghaddam, « La lecture attire de moins en moins les jeunes », France Culture, 4 avril 2021, à lire ici.

Est-il juste de refuser de lire les écrits de Céline en raison de son antisémitisme ? 

2022

« Ça a débuté comme ça. »

Mon amoureux, me révéla un jour, comme une déclaration officielle : « Mon auteur préféré, c’est Louis-Ferdinand Céline. Voyage au bout de la nuit est le premier livre que j’ai lu de lui, c’est mon livre préféré, et celui qui a fait de Céline mon auteur favori. » Je m’exhortais, je m’affolais à l’idée de partager la vie de ce jeune homme qui, en pleine conscience, était un adorateur l’oeuvre célinienne, et plus largement du phénomène Céline, un auteur aussi grandiose qu’antisémite. Dans mon esprit, une seule question tirait ma sonnette d’alarme : Mais comment pouvait-on aimer un homme connu pour son antisémitisme ?

Mon amoureux me prêta donc son édition du chef d’oeuvre : Voyage au bout de la nuit. Un livre de poche publié chez Folio, de plus de 600 pages imprimées en police huit, aux pages jaunes, cornées, et dont la première couverture en noir et blanc avait subi les ravages du temps. J’avoue l’avoir ignoré, et peut-être même avoir voulu l’oublier sur une des étagères de ma bibliothèque. Cependant, mon cher et tendre ne cessait de me harceler un large sourire sur les lèvres : « Alors, tu as commencé ? » Je répondais que j’avais lu cinq, ou vingt pages. En réalité, je ne l’avais tout simplement pas ouvert. Les semaines passant, je ne pouvais plus ignorer les éloges de mon compagnon sur ce livre, et plus précisément sur le style, qui selon lui, était « hypnotique et inimitable ». Au cours d’une soirée en compagnie de mon ancien professeur de philosophie, mon petit-ami et lui avaient tous les deux entamé une discussion autour de l’auteur, en tenant des propos paradoxaux : ils saluaient l’oeuvre tout en dénigrant l’homme. Je ne pouvais plus y échapper. Ainsi commença mon histoire avec Louis-Ferdinand Céline. Deux ans plus tard, je l’emportais dans mes valises lors de mon déménagement à Séville.
 

 Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l’envoie. Je suis l’ennemi n°1 des juifs. »

- Louis-Ferdinand Céline (de son vrai nom Louis-Ferdinand Destouches), dans une lettre au Docteur Wrauss, 1937.

 
C’est ainsi que Louis-Ferdinand Céline, de son vrai nom Louis-Ferdinand Destouches, présenta ses pamphlets qui font sa réputation d’antisémite. Beaucoup le savent, d’autres pas : Céline était antisémite. Nul besoin d’aller bien loin : le troisième paragraphe de sa page Wikipédia sonne comme une condamnation. Lire les mots « agent actif », « occupation nazie », et « collaboration » (terme vivement controversé) au sein d’une même phrase, autant vous dire que ce n’est pas pour vanter ses mérites de résistant. L’antisémitisme fût au coeur de la rédaction de ses trois pamphlets tristement célèbres pour leur violence et leur virulence : Bagatelles pour un massacre, l’École des cadavres et les Beaux Draps (1937 – 1942). Je tiens à préciser que seules ces œuvres contiennent des propos antisémites, ce qui n’est pas le cas des romans.

« C’est la présence des Allemands qu’est insupportable. Ils sont bien polis, bien convenables. Ils se tiennent comme des boys scouts. Pourtant on peut pas les piffer… Pourquoi je vous demande ? Ils ont humilié personne… Ils ont repoussé l’armée française qui ne demandait qu’à foutre le camp. Ah, si c’était une armée juive alors comment on l’adulerait ! » 

- Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux Draps.

Pour faire court, il fréquenta des milieux d’extrême droit pro-nazis, et écrivit des lettres envoyées puis publiées dans des journaux collaborationnistes. Cependant, l’antisémitisme de l’auteur ne s’arrêterai pas là. Un ouvrage publié récemment, avance non seulement que Louis-Ferdinand Céline était un antisémite dans ses écrits, mais aussi dans ses actes, ce qui fait l’objet de nombreuses controverses. Parmi ces actes, l’auteur aurait dénoncé un médecin juif non-naturalisé dont il voulait le poste.

« On n’y pense pas assez à cette protection de la race blanche. C’est maintenant qu’il faut agir, parce que demain il sera trop tard. »

- Louis-Ferdinand Céline, lors d'un entretien dans l’Émancipation nationale, 1941.

N’oublions pas qu’il fut jugé en 1950 dans le contexte de l’épuration alors qu’il avait fui au Danemark, et purgea sa peine de prison sur le sol danois. En 2011, Frédéric Mitterand ne rendit pas hommage  à Louis-Ferdinand Céline lors de célébrations nationales (chose qui était prévue) à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. 

Mais, faut-il ne pas lire les écrits de Louis-Ferdinand Céline sous prétexte qu’il était antisémite ?
 
C’est en répondant à cette question que je décidais d’ouvrir ce roman, qui, en plus d’être le plus connu de cet auteur, fut l’un des écrits les plus salués du siècle dernier, récompensé du prix Renaudot. C’est à cause de ce même livre qu’un membre du jury du Prix Goncourt quitta le prix, en voyant le célèbre Voyage non récompensé. Je lus quatre-vingts pages, happée par sa singularité : un style oralisé argotique bluffant… Un style littéraire assez unique pour qu’on lui trouve du génie. Je commençais alors à douter de ma propre démarche. En effet, je m’aperçus que l’antisémitisme de Céline avait réussi à me pousser à ne pas lire ses livres. Plus étonnant même : moi aussi,  j’appréciais le talent de l’écrivain, tout en dénigrant l’homme.

« Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés tiraillés qui doivent disparaître. […] Dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangréneux, ravageurs, pourrisseurs. Le juif n’a jamais été persécuté par les aryens. Il s’est persécuté lui-même. Il est le damné des tiraillements de sa viande d’hybride »

- Louis-Ferdinand Céline, L’École des Cadavres.

Ici, je tiens clairement à séparer Louis-Ferdinand Destouches, l’homme antisémite, et Louis-Ferdinand Céline, l’auteur. C’est la rencontre des deux qui me posa longtemps problème dans ma vie de lectrice. Je ne voulais pas lire Louis-Ferdinand Céline car je n’aimais pas Louis-Ferdinand Destouches. Cependant, il serait hypocrite de les considérer comme deux personnes distinctes car Louis-Ferdinand Céline est bel et bien Louis-Ferdinand Destouches, à l’origine de Bagatelles pour un massacre, l’Ecole des cadavres et les Beaux Draps. C’est cette ambiguité qui dérange : car je peux affirmer que je n’éprouverai aucun sentiment de culpabilité en lisant un roman de Louis-Ferdinand Céline, bien qu’il ait été antisémite. Le « cas Destouches-Céline » me fit prendre conscience que cette question soulevait un problème plus grand : la question de l’Homme et de l’œuvre. En effet, c’est aussi à cause de cette ambiguité, qu’était née la légende. En réalité, ce duo, aussi incompatible qu’il puisse paraitre, semblait exercer une certaine fascination, tout en dérangeant l’opinion publique.


L’opinion publique semblait vouloir boycotter l’oeuvre fantastique d’un monstre, ce qui était compréhensible. L’opinion publique me semblait censurer Louis-Ferdinand Céline, le romancier, à cause des propos qui avaient dépassé la personne de Louis-Ferdinand Destouches, l’Homme, en se propageant dans son oeuvre, et notamment au sein de ses pamphlets. En effet, les penchants politiques de l’artiste font partie de lui. On peut très justement penser que même si Voyage au bout de la nuit n’est en aucun cas Bagatelles pour un massacre, le fait que Louis-Ferdinand Céline soit l’auteur des deux ouvrages justifierai donc le boycott.


C’est ici que se trouvait le noeud du problème : moi, petite lectrice prônant l’ouverture d’esprit la plus totale en matière de littérature, j’avais refusé de me plonger dans une oeuvre d’une telle envergure en raison des convictions de l’auteur. Je voulais me rassurer : d’autres lecteurs, comme moi, boycottaient-ils ou avaient-ils boycotté Louis-Ferdinand Céline sous prétexte qu’il était antisémite ? 

La réponse était oui. En effet, après avoir arpenté le web avec mes sondages, je m’aperçus qu’une majorité des lecteurs interrogés (à plus de 55%) estimait ne pas vouloir lire l’œuvre en raison de l’Homme.

Après avoir posé la question scandaleuse sur de nombreux groupes, au travers de nombreux sondages, je m’aperçus que certains lecteurs ne connaissaient pas Céline, alors que d’autres ignoraient totalement ses penchants antisémites. Je pus converser avec deux personnes de confession juive qui avaient décidé de lire Céline. Certains affirmaient que Céline n’aimait pas grand monde, pas grand chose, et qu’il ne s’aimait pas lui-même. Ça virait à la psychanalyse. D’autres avançaient qu’il fallait prendre en considération le contexte historique, et qu’il n’était pas le seul à l’époque. Une de mes interlocutrices avait utilisé une comparaison : C’est le bon sauvage. On ne va pas chercher des excuses à un SS. On ne nait pas antisémite, on le devient.

Cependant, la différence entre un SS et Céline, c’est le génie.

Mais peut-on lire quand on ne cautionne pas ?

En effet, rien n’oblige personne à lire les écrits antisémites de Louis-Ferdinand Céline, tout comme je comprends certainement que certains ne trouvent aucun intérêt à lire des atrocités propageant la haine comme Mein Kampf ou le Manifeste de Breivik ; moi non plus d’ailleurs. Je me rendis alors compte que je ne m’intéressais jamais aux opinions des auteurs que je lisais. En effet, je m’aperçus que je ne m’intéressais pas aux auteurs, seulement aux livres et rien que leurs livres. 

 

Victor Hugo, auteur chouchou des français, fierté de l’État, monument de la littérature française, panthéonisé, et que je vénère depuis ma première lecture des Misérables, a lui même été au coeur d’une polémique. Tout commença lorsqu’une lycéenne en France d’Outre-mer décida de lancer une pétition à l’encontre de l’illustre auteur de Notre-Dame de Paris, en découvrant ses penchants racistes. La pétition lancée vise à ce que les professeurs apprennent aux élèves les penchants douteux de l’auteur, notamment dans son Discours sur l’Afrique qui aurait été prononcé en 1879, lors d’un banquet commémorant l’abolition de l’esclavage :


« Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra. Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez là. A qui ? À personne »

Quant est-il de Voltaire ? Lui aussi, panthéonisé, comme Victor Hugo. Auteur du siècle des Lumières, Saint patron de la Révolution, mais aussi pionnier du racisme des Lumières. Certains de ses écrits auraient même été recyclés lors de la Seconde Guerre mondiale.

 

« C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. » 

- Voltaire, Le Dictionnaire philosophique.

 
Est-il vraiment possible de séparer l’homme de l’œuvre ? C’est la question de la folie et du talent : Céline était un grand écrivain et ce, en dépit de l’être humain qu’il a été. Dans le cas de Voltaire ou d’Hugo, je ne sais trop quoi penser. On ne peut que condamner leurs propos, sans pour autant leur enlever leur génie. Certains diront qu’une oeuvre reflète les préjugés, le contexte historique et les idéologies d’une époque, et que dans le cas Céline-Destouches la condamnation des propos tenus par l’auteur dans ses pamphlets ne devrait pas conduire à la condamnation de son œuvre dans son entièreté.

Peut-on ne pas lire une œuvre saluée, une oeuvre de génie en raison des penchants politiques de l’auteur ?
À ce problème de conscience, les internautes ont trouvé leur solution : refuser d’acheter le livre, l’acheter d’occasion, l’emprunter. D’autres liront les romans mais pas les pamphlets antisémites, et d’autres liront les deux par curiosité, sans pour autant cautionner ces idées. Louis-Ferdinand Céline jouit d’un statut particulier dans la littérature française. Comme Knut Hamsun, ce personnage semble semer la discorde entre l’Histoire et la littérature, en étant l’homme incroyable dans l’histoire littéraire, et mais aussi le monstre dans l’Histoire avec un grand H.

Mais en réalité, la véritable question à se poser est pourquoi lit-on ? 
Pour l’auteur ou le livre ? 
 

En lisant le titre, vous avez pu vous dire : « Bonjour Sassou va défendre le plus célèbre auteur antisémite de France ? »
Chacun connait l’engouement que peut provoquer l’interprétation de propos publiés sur internet, notamment lorsque l’on s’attelle à traiter un sujet sensible qui fait appel à notre mémoire collective. Suite à la rédaction de cet article, je tiens à condamner expressément l’antisémitisme et toute forme de discrimination, et ce, peu importe le talent, ou le génie des auteurs. Je ne cautionne en aucun cas les propos pouvant être tenus à l’égard des minorités et les atrocités qui ont pu se dérouler durant la guerre. Il n'y a aucun génie possible dans les propos de haine qui ont pu se propager lors de ces années sombres qu’a connu l’Europe. Je tiens à écrire clairement que les propos de Louis-Ferdinand Céline, et son antisémitisme ne sont pas excusables, certes, mais que je m’attelle à défendre l’œuvre incroyable qu’il a pu écrire, et ce, en dépit de l’homme qu’il a pu être. Néanmoins, son génie littéraire ne peut pas « pardonner » les propos qu’il a pu tenir, et les actes qu'il a pu commettre. Je tiens à préciser que je ne poursuis pas d’études littéraires, et que je ne prétends absolument pas être une spécialiste de Céline, ni de son œuvre. je traite des sujets qui me tiennent à coeur et j’espère que les lecteurs de cet billet seront indulgents à mon égard. Je tiens à conclure cet billet en remerciant toutes les personnes qui ont pu contribuer de près ou de loin à cet article, et plus particulièrement Alexandre, sans lequel je n’aurais jamais ouvert un livre de Céline. C’est grâce à lui que j’ai pu écrire ceci. Merci à lui de m’avoir toujours remise en question, toujours questionnée sur mes propos. Merci pour ton écoute, ta patience et tes corrections.

 

Duraffour Annick, « Céline, une exception sinistre », Revue d’Histoire de la Shoah, 2013/1 (N° 198), p. 285-310. DOI : 10.3917/rhsho.198.0285. 

Chloé Leprince, « Republier les pamphlets antisémites de Céline ? Les questions juridiques, morales... et le bon sens »France Culture, 15 février 2017, à lire ici.

 

Les réseaux sociaux, entre injonction au bonheur et violence à portée de main

2022

Plus les années passent et plus notre rapport aux réseaux sociaux s’intensifie. Ces plateformes qui, il y a quelques années se sont immiscées insidieusement dans nos vies, ont fini par gagner une place que personne n’aurait pu imaginer. Nos écrans nous sollicitent en continu, avec des designs de plus en plus attrayants, des fonctionnalités qui savent nous convaincre, avec un contenu toujours plus attractif et adapté à nos attentes. Les réseaux sociaux ont apporté avec eux un florilège de mouvements, que nous effectuons par automatisme désormais, et un vocabulaire que même les plus jeunes se sont approprié. Une première question que personne ne se pose quant aux réseaux sociaux, est sans doute : pourquoi les utilisons-nous ? Pour s’informer des dernières tendances, pour apprendre, pour garder du lien avec ceux que nous aimons et même ceux que nous ne voyons plus, mais aussi se tenir au courant de l’actualité mondiale, ou scientifique. Peut-être que la véritable question à poser serait : pourquoi utilisons-nous les réseaux sociaux, alors qu’ils ne sont pas indispensables ? Facebook, Instagram, Twitter et Tik Tok (pour ne citer qu’eux) nous relient au monde, et même à notre environnement le plus proche, non sans problèmes. À l’heure où certains s’essaient à des cures sans téléphone, qui détient le pouvoir (inquiétant) de nous relier au monde, force est de constater que des rapports nouveaux entre les humains semblent se créer par les outils que sont les réseaux sociaux. Des rapports bénéfiques, mais dissimulant un océan d’inquiétudes.

Les réseaux sociaux ont, apporté avec eux ce contact constant avec les autres, avec le monde, jusqu’à entrainer un rapport malsain avec notre fréquentation d’Internet. Tout d’abord, le facteur temps : l’ajout de la fonctionnalité temps d’écran est là pour nous rappeler combien d’heures, sans même nous en rendre compte, nous passons, sur nos réseaux sociaux, montrant à quel point il s’agit là d’une addiction parée de ses atours les plus séduisants. Mais surtout, qu'en est-il de notre attitude face aux contenus publiés par les autres utilisateurs, que nous connaissons aussi « irl » (dans la vraie vie, ndlr.) que de parfaits inconnus, que nous pensons connaître, comme les influenceurs, les nouveaux dictateurs du goût. 

Le récent ajout de la fonctionnalité « masquer le nombre de j’aime » révèle l'un des problèmes des réseaux sociaux. Personne ne peut nier que le nombre de « j’aime », l’implication des autres personnes à travers l’écran à vous aimer, à vous le manifester, joue un rôle social, désormais. La folle course au like, vient déterminer notre valeur au yeux des autres sur les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux sont devenus alors le meilleur écran de nous-mêmes : nous nous y montrons plus beaux, plus intéressants que jamais. Chacun connait dans son entourage une personne au corps parfait, profitant de vacances à l’autre bout du monde ou exhibant en langage binaire son dernier repas dans un gastro. Les réseaux sociaux sont devenus, pour une part des utilisateurs, la surenchère du bonheur, avec des destinations de vacances toujours plus incroyables et des corps sculptés. Nous ne voulons plus seulement partager avec les autres, mais désormais nous voulons prouver quelque chose, augmenter notre capital-bonheur. C’était sans compter sur les millionnaires aux sacs Hermès, aux voitures toujours plus luxueuses vivant de la promotion des kits pour blanchissement dentaire à des centaines de jeunes, leur offrant comme une réalité, leur vie, faite de luxe et de paillettes, qu’ils font partager dans les moindres détails jusqu’à repousser les frontières de l’intime. 

Il me semble que les réseaux sociaux ont effacé notre droit à la tristesse, à la normalité, au silence numérique. S’est imposée la dictature du bonheur dont les réseaux sociaux se font la démonstration. Face à aux réseaux, on peut craindre que nos vies sans filtres n’entrent pas dans le moule. La société fait pression sur nos téléphones, au point qu’il n’est pas isolé, chez les jeunes, de comparer sa vie aux existences plus merveilleuses des autres. L’effet négatif des réseaux sur la santé mentale vient de ce « positif toxique » qui nie souvent le droit aux émotions négatives. Impossible, de convaincre un jeune de remettre en question ce qui lui est montré sur les réseaux sociaux, de le convaincre de la sérénité et de l’harmonie procurées par les plaisirs simples. Impossible aussi, de le convaincre que les réseaux sociaux conditionnent ses goûts, et que sa personnalité est calculée sur un algorithme qui saura, quoi lui montrer, pour créer un effet de dépendance qui se matérialise par les mouvements frénétiques de son doigt.

Mais, paradoxalement, Internet est le lieu où le Mal revêt son auréole et où le Bien tient une fourche. Impossible d’être manichéen à son égard. Pour beaucoup, les réseaux sociaux sont un moyen de se tenir à l’écoute du monde. Alors que la course à l’information est toujours plus grande, les nouvelles sont toujours plus rapides, précises, et nombreuses. Pourtant à l’heure du harcèlement en ligne et des fake news, les réseaux ne nous informent-t-ils pas autant qu’ils nous désinforment, et ne blessent pas autant qu'ils réparent ? Pouvons-nous, nous tenir à l’abri du monde et de ses souffrances aujourd’hui, alors que l’actualité rentre chez nous en continu, que le monde fait rage à travers nos écrans ? Le monde est-il devenu plus violent depuis les réseaux sociaux ? Cette violence, semble s’être rapprochée d’un pas, avec Internet. Les opinions les plus violentes s’affichent sans vergogne, les insultes les plus horribles sont lâchées. La facilité à proférer des menaces, à s’exprimer, a fait d’Internet une arène, un tribunal où chaque jour se joue la vendetta publique. Internet nous a donné accès à l’information, aux autres au monde, et au pire. Aux vidéos de sang, de torture, de guerres et de chaos. Avec Internet, sont apparus des tous nouveaux métiers, de ceux qui voient le pire d’Internet : les modérateurs de contenus.

Jeff Orlowski, Derrière nos écrans de fumée, janvier 2020, 94 minutes. Disponible sur Netflix.

Hans Block et Moritz Riesewieck, Les nettoyeurs du web, août 2018, 85 minutes. Diffusé sur Arte.

RAP&
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