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L'albinisme en spectacle : le cas des frères Muse
Regards et paradoxes dans l'image publicitaire

2022

          Le mot albinisme provient du latin albus, signifiant « blanc ». Cette absence de pigmentation touche les animaux comme les humains et les rend très sensibles au soleil. Chez l’Homme, l’albinisme est causé par la mélanine, normalement présente dans la peau, les poils et les yeux, et dont l’absence se traduit par une peau et des poils très pâles, ainsi que des yeux fragiles, roses ou rouges. Cette maladie génétique touchant tous les groupes ethniques a été, tout au long des XIXe et XXe siècle, au cœur de spectacles populaires en Occident. Avant les divertissements modernes, dans les cirques aux États-Unis, l’on pouvait voir des acrobates, des lions, des clowns mais aussi des curiosités vivantes, dans des tentes près des chapiteaux. Sous couvert de savoir et d’éducation dans une société industrialisée et urbaine, le spectacle de phénomènes monstrueux comme les albinos, fit son entrée dans le champ des loisirs. Tel est le cas de George (1896 ? - 1972) et Willie (1893 ? - 2001) Muse, deux frères atteints d’albinisme d’origine afro-américaine issus d’une famille de métayers de Roanoke, dans l’État de Virginie. 

 

          Selon le récit, en 1899, alors jeunes travailleurs dans les champs de tabac à Truvine, les frères, âgés de six et neuf ans, furent aperçus par un chasseur de monstres, James Herman « Candy » Shelton. La recherche de phénomènes étant une pratique courante dans le monde du spectacle, l’homme vit en eux une attraction fructueuse. Kidnappés, les deux frères parcourent les États-Unis, présentés dans des spectacles comme des curiosités. Profitant de leur cécité, de leur analphabétisme et de leur statut d’hommes noirs privés de droits, leur imprésario et kidnappeur ne leur octroie aucun salaire, et fait passer leur mère pour morte. En octobre 1927, les deux jeunes hommes se produisent à Roanoke, leur ville natale, où leur mère les reconnaît. S’en suit une bataille judiciaire contre le géant du divertissement, le Ringling Brothers Circus ainsi que Shelton. Les deux frères, indemnisés, obtiennent un versement de leurs salaires ainsi qu’un droit de visite à Roanoke. Ils signent, en 1928, un contrat garantissant ces droits durement acquis. Entre l’hiver 1928 et la fin de leur carrière, dans les années 1950, ils se produisent à Londres, à Hawaï, ainsi qu’au Madison Square Garden, ce qui leur permit de sortir de la pauvreté. Néanmoins, la chronologie floue, les anecdotes confuses et contradictoires ainsi que la documentation lacunaire révèlent que la légende des frères Muse est plus complexe. Le kidnapping par Shelton serait survenu vers 1914, après que la mère des enfants ait signé un contrat avec un certain Stokes, vers 1900. Il faut souligner que l’abandon de ces enfants par leur mère désargentée survient dans un contexte très particulier, où leurs chances de survie étaient certainement plus élevées en tant que freaks. En effet, dans la Virginie des lois de Jim Crow, le Klux Klux Klan est bien établi et ses représentants sont intégrés à la vie locale. Les Noirs sont privés de droits, et menacés par les lynchages, malgré l’abolition de l’esclavage. Les communautés de métayage et le système de justice pénale raciste maintiennent les travailleurs noirs dans la pauvreté. L’État de Virginie, à l’avant-garde de l’eugénisme, procéda également à la stérilisation de malades mentaux et de personnes atteintes de malformations congénitales dans les années 1920. 

            La présentation des frères Muse oscille entre mode de représentation exotique et emphatique. Sur certaines cartes postales (fig. 1) achetées par le public pour garder un souvenir de cette performance, ils sont habillés de vêtements identiques et étranges. Ici, devant un rideau, ils posent vêtus de culottes bouffantes, de collants, ainsi que d’une chemise surmontée d’un veston court sans manches. Ce déguisement accentue leur caractère non-occidental, comme leurs cheveux tentaculaires. Dans le cadre de ce spectacle, ils étaient encouragés à laisser pousser leurs dreadlocks blanches, peu communes à l’époque, cachées sous une casquette. Elles étaient révélées lors du spectacle, créant un effet de surprise. Leur pose, pour l’un un genou à terre, doigt pointé vers l’horizon, et l’autre la main en visière, n’est pas sans rappeler celle de guerriers. On les imagine percevant un danger, prêts à l’attaque ou à fuir la menace d’une capture, mais peut-être parodient-ils une attitude d’explorateurs. Un florilège de noms leur est octroyé, comme ici, où ils sont nommés « Eko et Iko, les cannibales à tête de mouton d’Équateur », animalisés en raison de leur chevelure épaisse. Selon la légende, ils étaient issus d’une tribu anthropophage effrayante des mers du Sud. On racontait que ces hommes étaient les seuls spécimens de la sorte en captivité, et qu’ils avaient été capturés après une course-poursuite spectaculaire. Pour les besoins du spectacle, ils étaient contraints à s’exprimer au moyen d’un charabia incompréhensible, permettant ainsi de crédibiliser le récit de leurs origines. Le choix des noms Eko et Iko, comme deux onomatopées, vient également souligner leur étrangeté, comme des patronymes tribaux, étrangers à la culture américaine. Ce surnom, totalement exotique, est redoublé d’un ancrage dans un espace géographique lointain, l’Équateur. Ils furent également appelés « les Hommes-singes d’Éthiopie » et ainsi, rapprochés du singe. L’albinos est une curiosité perçue comme un chaînon manquant dont la présentation est inspirée des théories darwiniennes et de récits d’explorateurs en Afrique noire. Exposés comme des êtres sauvages pour un public de masse, les mises en scènes sont adaptées aux croyances racistes de l’époque. Dans ce sens, les récits changeants racontent leur capture, comme des animaux sauvages, en Amazonie, au large de Madagascar, ou dans une tribu du Pacifique. Ces destinations éloignées et inventées, placent les albinos dans un espace géographique éloigné, associé à des stéréotypes bien ancrés. En effet, le spectacle de phénomènes est alimenté par le bluff, qui crédibilise le spectacle et le rend sensationnel. 

 

 

 

 

Fig. 1. Eko and Iko, sheepheadhead Cannibals from Ecuador, vers 1920, carte postale, collection privée.

 

            Le mensonge suscite la peur de l’Autre, véhicule des stéréotypes, contribue à enseigner la norme et la hiérarchie entre les individus. Mais la duperie pouvait également montrer les phénomènes à leur avantage. Le mode de présentation emphatique fait d’eux des êtres respectables, talentueux, valorisés par leur statut et leurs prouesses. Dans le cas des frères Muse, leur appellation en tant que « Ministres du Dahomey » (actuel Bénin, avec lequel les États-Unis entretenaient des liens commerciaux liés à la traite d’esclaves, jusqu’au XIXe siècle) les représente sur le mode noble. Néanmoins, on peut se demander si il ne s’agissait pas d’un moyen pour les ridiculiser, comme avec leur statut d’« Ambassadeurs de Mars » (fig. 2). Soi-disant récupérés en 1923 près d'un vaisseau spatial dans le désert de Mojave, les deux frères atteints d’albinisme sont présentés, sur une affiche, comme deux extra-terrestres. Cette découverte dans un désert californien, les rapproche géographiquement du public et semble les éloigner des stéréotypes du Sauvage. Habillés d’un costume, de beaux souliers cirés et d’une écharpe, ils apparaissent comme à la conquête d’un globe terrestre, placé derrière eux, dans un nuage de fumée peut être provoqué par leur atterrissage. Élégants tels des ambassadeurs, mais extra-terrestres par leur teint et leur chevelure, les frères Muse ne semblent pas menaçants. Au contraire, ils paraissent sympathiques et cultivés. En effet, l’un des frères, droit et digne, tient une carte à sa main, tandis que l’autre, mains en l’air, comme en pleine démonstration, semble interpeller directement le public. L’affiche est surmontée d’un « Are they Ambassadors from Mars ? », adressé au spectateur invité à venir voir ces phénomènes pour en juger. La découverte de leur don pour la musique, associé à leur physique atypique, fit d’eux de véritables célébrités. Malgré le manque de cohérence entre leur identité martienne, et les airs populaires joués par les deux frères, cette pratique de la musique semble ajouter de la valeur à leur caractère noble. Montrés comme des sauvages blancs, des martiens, des descendants des singes, leur succès repose sur leur apparence atypique et des stéréotypes qui, associés, font d’eux des monstres.

 

 

 

 

 

Fig. 2. Are they ambassadors from Mars?, [s.d.], photographie.

            Le monstre est ici un être différent, sauvage. Tantôt bon sauvage comme un martien, tantôt sauvage animal, féroce et cannibale. Ces étrangers monstrueux sont dotés d’une double curiosité par leur singularité physique et leur exotisme. Dans le contexte des théories raciales, cette blancheur paradoxale, intrigante, sur un visage noir, met le spectateur face aux limites de sa propre couleur et le confronte aux frontières brouillées entre les ethnies. En effet, « […] la texture, la couleur de la peau, l’aspect des poils, etc. interfèrent, qu’on le veuille ou non, dans les relations individuelles et collectives. Ces caractéristiques physiques sont, intimement et continûment, marquées du sceau social et culturel »[1]. Leur aspect fait d’eux des étrangers pour les populations blanches, comme noires. Depuis toujours, les albinos sont au cœur de croyances, de superstitions qui les perçoivent comme des désordres, des êtres entre-deux. Alors que la couleur de la peau a longtemps été un moyen de reconnaître l’Autre, là, le spectateur est en perte de repères : ainsi naît le monstre, qui rompt avec l’ordre, qui outrepasse les limites. Les frères Muse, costumés, mis en scène dans des décors, dont les noms viennent souligner leur étrangeté, sont des monstres fabriqués. À partir de physiques inhabituels, perçus à travers des critères occidentaux, les images construisent des identités, des discours, des mensonges, et génèrent du profit. La mise en scène détermine le regard et joue avec les normes communément admises par la société. 

               Bien que l’albinisme soit plus fréquent chez les personnes d'ascendance africaine, des albinos d’ascendance européenne furent également montrés en spectacle. Tom Jack, albinos né en République tchèque, surnommé Ice King,s’était tourné vers l’illusion et l’évasion. L'on remarque que son mode de représentation diffère de celui des frères Muse. L’association de sa pâleur atypique à l’illusion renforce le caractère magique et spectaculaire de ses performances. Habillé d’une cape royale de velours foncé dissimulant son corps et contrastant grandement avec le teint de son visage, le Roi des Glaces est placé devant un fond peint représentant un paysage enneigé. Il est comme un souverain devant son royaume, accentuant le mystère de son apparence (fig. 5). Souvent, il est vêtu de vêtements sombres, enchaîné, dans des positions héroïques et grandiloquentes, fixant hypnotiquement le spectateur (fig. 4), ici germanophone, si on en croit la légende. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 3. Tom Jack der Eiskönig, [s.d.], carte postale photographique monochrome, 13,7 x 8,4 cm, Marseille, Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, fonds Gustave Soury. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 4. Tom Jack der Eiskönig, [s.d.], carte postale photographique monochrome, 13,6 x 8,5 cm, Marseille, Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, fonds Gustave Soury.

               Cette différence de traitement, entre un albinos européen magicien et des albinos musiciens afro-américains, questionne le traitement des albinos selon leur origine ethnique. Dans le cas de Gab, dans une carte postale certainement réalisée à Paris, au Nouveau Cirque, en 1912-1913 (fig. 5). Le sujet, debout face au photographe, se tient fièrement, le coude droit appuyé contre l’encadrement d’une case, reconnaissable aux matériaux utilisés. Vêtu d’une tenue traditionnelle claire, Gab contraste avec le cadre qui l’entoure, notamment l’intérieur de la case, derrière sa tête, qui auréole son visage de noir. Ses pieds très pâles contrastent avec la terre battue. Ici, le lien entre l’image, et sa légende, interpelle le spectateur : « Gab, l’énigme noire ». Le texte souligne l’étrangeté du modèle, ni blanc ni noir. Associé à aucune activité musicale ou spectaculaire, le modèle ne paraît être exposé que pour sa simple différence physique directement liée à son origine ethnique.

Fig. 5. Neurdein, 110. Gab, l’énigme noire, vers 1912-1913, carte postale, collection privée.

                L’étude de l’albinisme semble intéressante, car elle offre, selon les individus, des sous-entendus différents. Avec les sœurs Morris, dans une affiche réalisée entre 1873 et 1883 (fig. 6), pour leur apparition aux Folies Rambuteau, se pose la question de la promotion publicitaire en fonction du sexe de la personne atteinte d’albinisme. Les deux sœurs, « danseuses, chanteuses et instrumentistes » sont debout, vêtues de robes courtes noir et blanc, qui se confondent avec leur teint tout en le mettant en valeur. Cette tenue, laissant leurs épaules et leurs jambes découvertes, souligne la blancheur de leur peau – certainement exagérée – et de leurs longs cheveux blancs. L’arrière-plan sans perspective, se résume à un dégradé allant du noir, au rouge et qui contribue également à créer du contraste entre les deux figures et le fond, duquel la pâleur de leur corps se détache. Leurs deux violons, évoquant leurs talents de musiciennes, associés à leurs tenues et à la posture de leurs pieds, à l’image de danseuses, fait écho avec leur titre de « chanteuses, danseuses et instrumentistes », écrit dans le blanc de leurs peaux. Leurs coiffures identiques semblent donner à voir deux jumelles fantomatiques, renforçant l’étrangeté de leur physique.

 

 

 

 

 

Fig. 6. FOLIES RAMBUTEAU/ RUE RAMBUTEAU, 18/ LES 2 SOEURS MORRIS ALBINOS/ Danseuses, Chanteuses & Instrumentistes, 1873-1883, lithographie, 62 x 41,1 cm. Paris, Musée Carnavalet, Histoire de Paris.

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

 

Bibliographie

→ ANCET, Pierre, « Monstres humains », dans LECOURT, D. (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris : PUF, 2004, pp. 747-752. 

→ BAPTIST, Edward E, « How Two Black Albino Brothers Became Unwilling Sideshow Stars » dans The New York Times [en ligne], 21 octobre 2016, disponible sur https://www.nytimes.com/2016/10/23/books/review/truevine-beth-macy.html (consulté le 2 mars 2022). 

→ BOGDAN, Robert, La fabrique des monstres : les États-Unis et le freak show, 1840-1940 (trad. Myriam Dennehy), Alma éditions, 2013.

→ COURTINE, Jean-Jacques, « Le corps anormal, histoire et anthropologie culturelle de la difformité », dans CORBIN, Alain (et al.), Histoire du corps. Tome 3 : Les mutations du regard XXe siècle, Paris : Les mutations du regard, 2005, p. 201-262. 

→ GARDAIR, Emmanuèle et ROUSSIAU, Nicolas (dirs.), « Chapitre 3. Superstition et régulation sociale », dans GARDAIR, Emmanuèle et ROUSSIAU, Nicolas (dirs.), La superstition aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Le point sur... Psychologie », 2014, p. 91-132.

→ GARDOU, Charles, Le handicap et ses empreintes culturelles, Variations anthropologiques 3, Érès, « Connaissances de la diversité », 2016. 

→ HÉAS, Stéphane et MISERY, Laurent (dirs.), Variations sur la peau, Paris, L’Harmattan, 2008.

→ MACY, Beth, Truevine: Two Brothers, a Kidnapping, and a Mother's Quest: A True Story of the Jim Crow South, Boston : Little Brown and Company, 2016.

→ MASLIN, Janet, « Review: An Account of Black Albino Brothers in Beth Macy's 'Truevine' » dans The New York Times [en ligne], 16 octobre 2016, disponible sur https://www.nytimes.com/2016/10/23/books/review/truevine-beth-macy.html(consulté le 2 mars 2022).

→ PEIRETTI-COURTIS, Delphine, « 2. Les mystères de l’altérité noire : la couleur de peau », dans PEIRETTI-COURTIS, Delphine (dir.), Corps noirs et médecins blancs. La fabrique du préjugé racial, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, « Sciences humaines », 2021, p. 19-41.

 

[1] Stéphane HÉAS et Laurent MISERY, Variations sur la peau, Paris : L’Harmattan, 2008, p. 11.

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