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Autour d'un porc dessiné par Frank Hoppmman

2022

Le dessin satirique Sans Titre (fig. 1), a été réalisé en 2015 à l’encre de Chine sur du papier cartonné par Frank Hoppmann. L’œuvre, exposée lors de l’exposition Rire à pleines dents, présentée au musée Tomi Ungerer de Strasbourg du 19 novembre 2021 au 13 mars 2022, provient de la collection personnelle de l’artiste allemand. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 1 : Frank Hoppmann, Sans Titre, 2015, encre de Chine sur papier cartonné, collection privée.

 

À l’encre de Chine noire, sur un papier cartonné couleur chair, l’artiste a représenté un buste de porc. L’animal a la tête tournée face au spectateur, tandis que son buste, vêtu d’une veste, d’une chemise et d’une cravate à motifs circulaires est positionné de trois-quarts. Ses yeux, de part et d’autre de son groin, sont quasiment invisibles, dissimulés sous de nombreux plis, provoqués par l’expression de la bête. En effet, sa bouche ouverte laisse apparaitre ce qui semble être un sourire difforme, composé de dents irrégulières. Ses oreilles poilues et démesurément grandes, dépassent du cadre de l’image, tandis que son cou est marqué par de nombreux plis, en raison du mouvement de sa tête vers le spectateur. Tout ce réseau de rides s’étend sur son visage, et son expression faciale, lui confère une attitude inquiétante. Il s’agit d’un véritable portrait de porc, doté d’attributs humains, qui sont ici un large sourire et un costume-cravate.

 

            Le visage de ce porc attire le regard de manière instantanée tant par sa taille que par la profusion des traits qui parcourent sa tête et son cou. Sa peau nue, ridée et imberbe sur ce carton de couleur chair crée un véritable écho entre le corps humain et le corps animal. Ses oreilles dépassant, son sourire ainsi que son mouvement de torsion, traduit par les plis, sont comme pris sur le vif, et lui confèrent un fort effet de présence. Toutefois, l’association de ce visage complexe et brouillé contraste fortement avec son buste. Ses vêtements sont simples, nets, propres, et entrent en opposition avec la face de l’animal. La supposée propreté de la bête, par ce vêtement, rappelle peut-être au spectateur l’orgueil du paraître, mais également que les apparences sont trompeuses : même dans le plus beau des costumes peut se trouver le pire des monstres. Les traits précis du costume, la confusion de la face et les tâches qui parsèment le dessin, accentuent la déformation de l’animal. Ces procédés donnent à l’ensemble un « effet de saleté », qui n’est pas sans évoquer l’imaginaire du porc. En effet, le porc est depuis longtemps un moyen de grimer les individus, de les dévaloriser par la physiognomonie et l’animalisation. Ici, le trait, particulièrement expressif, explosif de l’artiste a un effet puissant, il en est presque agressif. Agressif pour les yeux du spectateur, mais également agressif envers le sujet représenté. Au travers de ce porc déformé, on ressent toute l’hostilité de l’artiste à son égard. Le choix d’une tête de porc, associée à un corps semblant humain, est importante à souligner : ce que l’on vise ici, c’est la tête avec laquelle on pense. Nous sommes confrontés à face tant déformée qu’elle devient indistincte, et où, les yeux, miroirs de l’âme, reflet de la profondeur de l’être, ont disparu. Au-delà de simplement représenter un porc aux attributs humains, Frank Hoppmann nous donne à voir un véritable monstre, dont l’expression est effrayante. Le sujet se situe à la frontière entre l’homme, avec son vêtement, l’animal, avec son visage, et le monstre, avec son expression. Le porc nous adresse un sourire qu’on ne saurait vraiment définir : grimaçant, moqueur, provocateur ou gras ? De sa bouche béante semble jaillir un rire, que la technique rend bizarrement effrayant.

            Des œuvres littéraires, telles que Les Fables choisies, mises en vers par M. de La Fontaine (1668) ou bien La Ferme des Animaux de George Orwell (1945) ont fait des animaux le véhicule de valeurs morales. Beaucoup d’autres dessinateurs, à l’image de Tomi Ungerer, proche de l’artiste, père des Mellops, et auteur d’un porc hitlérien (fig. 2) se sont intéressés aux images porcines. Le cochon est un animal qui, dans l’opinion publique, est lié à tout un imaginaire. En effet, la représentation porcine a une tradition ancienne. Sa symbolique très ancrée, généralisée, est toutefois polysémique et son décryptage dépend de la situation représentée[1] : par exemple, au Moyen Âge, il s’agit d’un attribut de Satan, jugé lors de procès[2]. Le cochon est également symbole de luxure, de dérives sexuelles débridées, d’un comportement pervers. Le porc est, depuis longtemps, un moyen simple et efficace de transmettre un message sur les déviances humaines en raison du flot de connotations qui lui sont associées. La représentation d’un humain, sous la forme d’un porc, a un effet double : à la réduction de l’individu au rang d’animal, s’ajoute un certain dégoût de la part du spectateur. En effet, le porc est symbole de saleté. Si l’animal utilise la boue pour réguler sa température corporelle, cette saleté, est, dans les images, souvent physique et morale. On pourrait dire que les choix techniques de l’artiste, ici, souhaitent retranscrire cette saleté, autant par les lignes dures, les tâches, que ce sourire édenté. Peut-être est-ce un moyen de traduire le comportement moral abject de ce personnage et de faire du trait la métaphore de ses actes et de ses idées nauséabondes ? Au plus bas de l’échelle animale, le porc agit comme une régression visuelle et nie la dignité humaine du sujet, bien que son patrimoine génétique se rapproche de celui des humains. Aussi, cette gueule ouverte, n’est pas sans évoquer la goinfrerie du porc, synonyme de cupidité, d’engraissement injuste au détriment d’un autre, qui peut, ici, être associée au capitalisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 2 : Jean-Thomas Ungerer dit Tomi Ungerer, Pig Heil, 1994, 84 x 59 cm, collection privée.

 

 

 

            Le rapport compliqué qu’il entretient avec l’autorité a poussé très tôt Frank Hoppmann vers le dessin. En 2005, en visite au parc animalier du Nordhorn dans le comté de Bentheim, il découvre dans une ferme, d’anciennes races d'animaux domestiques, dont des porcs, de la race Bunte Bentheimer Schwein, sauvés de l'extinction grâce à des efforts d’élevage. En 2008, Frank Hoppmann, intéressé par la physionomie humaine et la possibilité des exagérations, décide de les dessiner (fig. 3). Le dessin exposé à Strasbourg, s’éloigne de ceux réalisés en 2008. Frank Hoppmann explique à son propos : « I made a series about fat or less fat capitalism pigs… fictive characters »[3]. Ce dessin satirique de cochon, issu d’une série (fig. 4), agit comme une accusation publique. Il dénonce le capitalisme sans représenter d’individu reconnaissable. L’artiste fait tomber le masque et révèle, dans ce dessin, l’horrible visage du capitalisme, sous les traits d’un animal incarnant ses pires défauts. En exagérant les traits, en déformant, en brouillant, il enlaidit, et donne à voir un monstrueux personnage. Toutefois, ce dessin semble viser les acteurs du capitalisme en général, ainsi que leurs vices et leurs abus. En effet, dans ce portrait parodique d’un porc vieux, laid, sale, gras et vêtu d’un costume, l’on peut voir un portrait collectif des grands industriels capitalistes. Sous les traits d’un porc, leurs vices viennent se condenser dans l’image. Le cochon, « abordé avec des gestes violents »[4], est malmené dans une mise en scène monumentale et menaçante. La déformation est utilisée à des fins de dénonciation. L’artiste semble remonter aux origines de l’histoire de l’art où ce qui est Beau est Bon. Ce que l’on voit ici, à travers ce porc hideux, c’est le Mal. Plus que le capitalisme, il s’agit d’une critique des tyrans économiques, qui entre en écho avec notre actualité. En effet, le capitalisme, n’est pas sans lien avec la misère des travailleurs, la montée de l’individualisme, certains conflits mondiaux et l’irréversibilité de la crise écologique, en contrepartie de l’enrichissement de quelques-uns. À travers ce portrait fictif, et sans titre, ne pourrait-on pas voir, un peu de Jeff Bezos, un peu Vincent Bolloré ou encore d’autres ? Les oreilles et le groin en moins, n’est-ce pas un visage terriblement humain, qui nous apparaît ? Et dans cette image, qui se moque de qui ? Nous moquons-nous de ce capitalisme effrayant ? C’est plutôt l’animal qui, finalement, semble se moquer de nous, consommateurs. Au quotidien, de nombreuses expressions mettent en lien des animaux et des comportements humains. N’est-ce pas le cas ici ? L’artiste semble presque avoir mis en image l’expression « avoir une tête de cochon », que nous attribuons à ceux qui ont mauvais caractère, et plus encore…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 3 : Frank Hoppmann, Pig n°27, 2008, crayon et encre sur papier, 50 x 70 cm.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 4 : Frank Hoppmann, Untitled, 2015, encre de Chine sur papier cartonné, collection privée.

 

 

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

 

Bibliographie

→ Rire à pleines dents. Six siècles de satire graphique, cat. exp. [musée Tomi Ungerer, centre international de l’illustration, 19 novembre 2021 au 13 mars 2022] sous la direction de Thérèse Willer et Martial Guédron, Strasbourg : Éditions des Musées de Strasbourg, 2021. 

→ DOIZY, Guillaume, « Le porc dans la caricature politique (1870-1914) : une polysémie contradictoire ? », Sociétés & Représentations, 2009/1 (n° 27), p. 13-37. 

→ MEYER, Reiner, « Übertreibung, Verfremdung und Groteske », dans Portraits of pigs [en ligne], 2008, disponible surhttps://www.behance.net/gallery/28373825/Portraits-of-Pigs (consulté le 10 mars 2022).

→ PASTOUREAU, Michel, Symbolique médiévale et moderne », Annuaire de l'École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques, 143, 2012, p. 198-206.

→ TILLIER, Bertrand, « Polysémie du porc » dans La Républicature : La caricature politique en France, 1870-1914, Paris : CNRS Éditions, 1997.

 

 

[1] Cette polysémie du porc a été analysée dans DOIZY, Guillaume, « Le porc dans la caricature politique (1870-1914) : une polysémie contradictoire ? », Sociétés & Représentations, 2009/1 (n° 27), p. 13-37. 

[2] PASTOUREAU, Michel, « Symbolique médiévale et moderne », dans Annuaire de l'École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques, 143, 2012, p. 198-206.

[3] Propos recueillis lors d’un échange avec l’artiste par e-mail le 16 mars 2022.

[4] MEYER, Reiner, « Übertreibung, Verfremdung und Groteske », dans Portraits of pigs [en ligne], 2008.

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