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Une noix de prière, kézako ?

2021

    Cette noisette en quartiers à la Passion du Christ, a été réalisée au milieu du XVIe siècle, probablement dans le Rhin supérieur, à partir d’une coquille de noisette et de bois de tilleul peints. Elle est actuellement conservée au musée historique de Bâle, qui abrite le cabinet de Bonifacius et Basilius Amerbach, auquel cet objet a appartenu.

Fig. 1 : Noisette en quartiers à la Passion du Christ, Rhin supérieur (?), milieu du XVIe siècle, coquille de noisette et bois de tilleul peints, 1,7 x 3,8 cm x 1,4 cm, Bâle, Musée historique, 

Inv. 1904.477.

    L’œuvre est une noisette de quelques centimètres, qui ouverte, est séparée en quatre parties articulées entre elles grâce à une bande de papier, permettant ainsi de la déplier. À l’intérieur du fruit évidé se déploient quatre scènes de la Passion du Christ, chacune isolée sur un quartier de noisette, décorés de points blancs sur le bord. Sur un fond bleu nuit et un sol vert se détachent de petits personnages en bois de tilleul fixés à la coque. Dans la première scène à gauche, on devine la capture du Christ, central, vêtu d’une tunique rouge qui n’est pas sans rappeler sa Passion à venir. Le soldat de gauche a disparu, mais on l’imagine cerné par les deux soldats armés de lances. Le second quartier semble représenter un Christ moqué et outragé par les deux soldats qui l’entourent. L’avant-dernier quartier, quant à lui, montre le Christ de profil, tourné vers la droite, escorté par les soldats lors du Portement de Croix, cette dernière se détachant de l’arrière-plan. Une partie de la dernière micro-scène est manquante, mais on peut identifier une Crucifixion. Le soldat de droite a disparu, et seule la partie basse de la tige de la Croix supportant le Christ crucifié demeure. Un trou de trois millimètres laisse penser que la noisette était dotée d’un système attache. En effet, on connait deux usages à ce type d’objet : ils étaient intégrés à des chapelets, mais dans le cas de cette noisette, il semblerait plus qu’elle ait été indépendante, dotée d’une chaînette et d’un anneau, pour être placée au doigt ou à la ceinture (fig. 2).

Fig. 2 : École de Cornelis Engelbrechtsz (1462 - 1527), Portrait de Dirck Ottens, bourgmestre de Leyde et de son épouse Cornelia Pietresdr, 1518, huile sur toile, 56 x 34,5 cm (chacun), Bruxelles, Musée royaux des Beaux-Arts de Belgique.

    Selon les philosophes naturels, le monde aurait été créé d’un seul geste par Dieu. Selon cette conception unitaire du monde, l’univers ayant été créé par une même entité et d’un même geste, une trace de ce premier mouvement demeurerait dans tous les éléments. Les cabinets, nés en Italie, outils de savoir, contenaient des objets sans lien apparent qui, rassemblés, permettaient de refléter le monde et de percevoir des signatures entre microcosme et macrocosme. Les collections de cabinets étaient ordonnées en catégories : les naturalia, issus de la nature, comme notre noisette ; les artificialia, issus de la nature mais transformés par l’Homme, comme notre objet ; et des scientifica, rassemblant les instruments scientifiques permettant de percer les mystères du monde. Les objets placés à proximité les uns des autres, révélaient des correspondances entre eux, permettant de comprendre le processus divin à l’origine de l’univers. À Bâle, Bonifacius et son fils Basilius, des juristes humanistes, qui contribuèrent au rayonnement culturel et intellectuel de la ville, possédaient un cabinet de curiosité, aujourd’hui conservé au musée historique. Bâle, aux XVe et XVIe siècles, est une ville libre et directe, c’est-à-dire autonome. Elle ne dépend d’aucune cour mais directement de l’empereur, ce qui lui assure notamment la liberté de culte. Ces aspects politiques et religieux contribuent au fort rayonnement culturel de Bâle. Ville réformée dès le début du XVIe, Bâle devient un grand centre d’imprimerie qui accueille les savants de toute l’Europe. Ce climat se retrouve dans les œuvres bâloises, empreintes d’un héritage humaniste italien, mais également d’influences flamandes, en raison de sa position géographique, entre Nord et Sud. 

    Cette noisette, une sorte de retable de poche, est l’une des dernières curiosités de Basilius Amerbach encore conservée. Ayant été enfermée dans une table située au centre de sa salle de collection, cette noisette décorée devait être un objet qu’il tenait en haute estime. Plus encore, elle était entreposée dans l’un des deux grands tiroirs du meuble, renfermant eux-mêmes de plus petits tiroirs, destinés aux objets les plus précieux. Les noix, par ailleurs, étaient dotées, selon la légende, de vertus protectrices, et les noisettes de vertus magiques et médicinales. Si le cabinet est à mettre en lien avec l’Italie, ce support de dévotion privée miniaturisé, rappelle les noix de prière nées aux Pays-Bas, qui connurent leur apogée entre 1500 et 1530. Ce type d’objet, témoigne d’une expérience spirituelle pour les élites urbaines, grâce à un objet de luxe symbole de puissance et de goût. Bien que cette noisette décorée reste assez humble et n’atteigne pas le raffinement des noix de prière nordiques (fig. 3), elle devait susciter l’admiration et la fascination de son propriétaire. Cette noisette n’émerveillait peut-être pas pour son style ou sa technique, mais plus pour sa petite taille. En effet, elle mesure moins de quatre centimètres ouverte, et moins de deux centimètres fermée, et tient donc entre deux doigts. De plus, la représentation de la Passion à l’intérieur d’une coquille de noisette est porteuse d’un lourd sens symbolique. La coquille extérieure, non décorée, rappelait certainement au dévot le bois de la Croix, évocatrice du sacrifice du Christ et de la vie éternelle. Dans la philosophie naturelle, la régénération et la vie après la mort sont des thèmes omniprésents. L’ouverture de cet objet intime et touchant, était certainement comme une entrée dans un autre monde, un cheminement visuel et spirituel jusqu’au Christ. Le spectateur plongeait dans cet espace microscopique et faisait face au monde céleste. Cet objet pouvait totalement avoir sa place dans un cabinet d’inspiration italienne. Tout d’abord, car il s’agit d’un artificalia précieux par sa petitesse. De plus, cette noisette renferme, dans un naturalia quasiment sphérique, un petit monde sculpté, à l’image du monde parfait et circulaire formé par Dieu. À l’intérieur de ce petit objet, on trouve, dans le microcosme d’une noisette, un morceau de macrocosme : l’infini céleste, le divin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 3 : Grain de chapelet ou noix de prière : Dieu dans sa gloire ; le Jugement dernier, vers 1500-1530, buis sculpté, 5,8 x 9,5 x 11,3 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des Objets d'art du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes.

 

 

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

 

Bibliographie

→ « Sculptures. Gevierteilte Haselnuss mit Passion Christi », Historische Museum Basel [en ligne], disponible sur https://www.hmb.ch/fr/musees/objets-de-la-collection/vue-simple/s/gevierteilte-haselnuss-mit-passion-christi/ (consulté le 3 avril 2022).

→ Musée du Louvre, « L’Œuvre en scène : Voyage au centre du microcosme : microsculptures de dévotion en buis », Youtube [en ligne], 13 octobre 2021, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=TJvZyJLM718 (consulté le 10 avril 2022).

→ LUGLI, Adalgisa, Naturalia et mirabilia: Les cabinets de curiosité en Europe, Paris : Adam Biro, 1998.

→ SCHOLTEN, Frits (dir.), Small Wonders : Late-Gothic Boxwood Micro-Carvings from the Low Countries [en ligne], Rijksmuseum, Amsterdam, 5 novembre 2016 - 22 janvier 2017, Amsterdam : Rijksmuseum, 2016, disponible sur https://boxwood.ago.ca/publication/small-wonders-late-gothic-boxwood-micro-carvings-low-countries (consulté le 13 avril 2022)

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