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Corps entre science et spectacle : le cas de Blanche Dumas

2022

          Dans un recueil conservé à Bibliothèque nationale de France et rassemblant Portraits de prestidigitateurs, illusionnistes, artistes de cirque, phénomènes, types ethnologiques, comme l’indique son titre, on découvre quatre étranges photo- cartes (fig. 1). Aux côtés d’une femme tronc, on trouve trois clichés d’une jeune fille prénommée Blanche Dumas. Cette dernière, touchée par une malformation congénitale, était dotée d’une troisième jambe et d’une poitrine près de son pubis. Ses particularités firent d’elle une curiosité anatomique, et furent immortalisées en images dans la seconde moitié du XIXe siècle.

 

Fig. 1. Recueil. Portraits de prestidigitateurs, illusionnistes, artistes de cirque, phénomènes, types ethnologiques, 1860-1900, photographies positives sur papier albuminé, format carte-de-visite, 30 cm (vol.) p. 16., Paris, BNF.

         Sur une première photographie (fig. 2), réalisée par Alphonse Liébert, la jeune adolescente est assise dans un fauteuil à franges posé sur un tapis, situé devant un mur uni. Elle est intégralement nue, ses jambes écartées laissant apparaitre au centre, un troisième membre étrangement tordu. Chacun de ses trois pieds est habillé de collants et de chaussures orthopédiques ; deux reposent sur des coussins. Le dernier, qui semble jaillir de la zone pelvienne, se tord au niveau du genou, en un angle droit. Tout près de son pubis, on distingue une excroissance et une poitrine naissante, se résumant à deux minuscules tétons, deux points noirs sur l’image. Solitaire, dans cet environnement dépouillé, et élégamment coiffée d’un chignon, Blanche Dumas fait face au spectateur. La pâleur de son corps marmoréen contraste avec le décor. Son regard intense et intriguant, est très légèrement tourné vers sa gauche. Ses mains reposent sur ses genoux. L’image est crue, explicite, et donne à voir sans détours, la malformation qui la touche. Il est impossible d’assurer que les deux autres clichés furent capturés par Liébert. Sur l’un (fig. 3), la jeune femme est allongée sur un sofa, offrant son dos au spectateur, sa tête tournée vers le dossier. On remarque des fleurs dans ses cheveux. Malgré son visage caché à droite de l’image, elle reste identifiable, compte tenu de sa pathologie bien visible : on distingue son membre supplémentaire accroché à son coccyx. Ses deux pieds valides et chaussés, comme sur l’image précédente, reposent sur un coussin décoré d’un motif de fleur. À gauche, on distingue une porte vitrée. Sur la dernière photographie (fig. 4), la jeune femme se tient debout, pieds tournés vers l’intérieur. Elle est accoudée à un siège auquel elle fait face, et nous tourne le dos. Son visage de profil, tourné vers la gauche laisse apparaitre sa chevelure entremêlée de fleurs. 

 

 

Fig. 2. Alphonse Liébert, « Femme à trois jambes » dans Recueil. Portraits de prestidigitateurs, illusionnistes, artistes de cirque, phénomènes, types ethnologiques, vers 1875 (?), photographie positive sur papier albuminé, format carte-de-visite, p. 16., Paris, BNF.

 

Fig. 3. Anonyme, « Femme à trois jambes » dans Recueil. Portraits de prestidigitateurs, illusionnistes, artistes de cirque, phénomènes, types ethnologiques, 1860-1900, photographie positive sur papier albuminé, format carte-de-visite, p. 16., Paris, BNF.

Fig. 4. Anonyme, « Femme à trois jambes » dans Recueil. Portraits de prestidigitateurs, illusionnistes, artistes de cirque, phénomènes, types ethnologiques, 1860-1900, photographie positive sur papier albuminé, format carte-de-visite, p. 16., Paris, BNF.

          Blanche Dumas naît vers 1860, à Ségry, une petite commune de l’Indre, touchée par un ischiopagus, c’est-à-dire la présence d’un jumeau parasite. Cette pathologie fera d’elle une curiosité scientifique et foraine. Quelques années avant la photographie d’Alphonse Liébert, Blanche Dumas fut photographiée par les ateliers photographiques des Hôpitaux de Paris, et son portrait commenté fut publié dans la revue photographique de ces mêmes hôpitaux (fig. 5). L’enfant âgée de six ans est nue, mis à part ses trois pieds, chacun portant un gracieux collant et une petite chaussure. Coiffée d’une couronne de fleurs, crucifix autour du cou, elle est assise dans un fauteuil, mains posées sur les accoudoirs, comme si elle s’apprêtait à se lever. Mêmes ressorts visuels, même mise en scène et mêmes dispositifs que dans l’image de Liébert, qui s’en est certainement inspiré. Tout est choisi, et joue son rôle dans l’image, qui bien qu’elle semble appartenir au champ de la médecine, emprunte au champ du spectacle. En effet, le XIXe siècle, siècle des balbutiements de la photographie, sera également celui de l’industrialisation du spectacle de phénomènes. Le grand public et la science se passionnent pour les corps hors normes, donnant lieu à toute une production iconographique ambigüe, dont font partie ces images. Monstration spectaculaire empruntée par la science au monde du spectacle ? Ou est-ce la sphère du divertissement qui emprunte aux explorations médicales ? Il semblerait que ces deux champs se soient alimentés l’un et l’autre. 

 

Fig. 5. Pierre-Michel-Arthur de Montméja, « Cas de tératologie chez Blanche Dumas », dans Désiré-Magloire Bourneville et Pierre-Michel-Arthur de Montméja, Revue photographique des Hôpitaux de Paris, 1869, photographie, Paris, BNF.

          Par ailleurs, une brochure[1] met en lumière le flou existant entre les deux domaines : aux adjectifs mélioratifs qualifiant cette enfant de « rare », « extraordinaire », « remarquable », s’ajoutent la biographie louant la précocité intellectuelle de la petite, mais également les certificats des médecins. Tous mettent l’accent sur la rareté de la fillette, et énumèrent, avec le jargon du savant, les particularités de cet être. La prédominance des commentaires liés à son système génital en dit long sur l’intérêt porté au fonctionnement de ses organes sexuels. La petite, devenue phénomène de foire, comme en témoigne cette brochure, fut donc largement examinée par les médecins. Leurs observations intégrées à des brochures promotionnelles, apportèrent une caution scientifique à ces spectacles. On remarque que le phénomène s’inscrit, autant dans le registre scientifique que celui du spectacle, qui voient leurs frontières poreuses entrer en collision. Les textes, comme les images, révèlent cette ambivalence entre le spectacle et la médecine, qui ont pour point commun une curiosité pour les particularités physiques. 

          L’apparition de la photographie annonce une nouvelle ère de l’image, bouleversant les représentations visuelles et les manières de voir. Le médium est alors perçu comme un reflet de la réalité, un témoignage scientifique objectif, infaillible car automatique, donc idéal pour la science. Le corps humain qu’il soit normal ou anormal est saisi par l’objectif photographique, notamment au moyen des portraits carte-de-visite, qui font leur apparition en 1851. Collectionnés dans les albums, ils deviennent bientôt un moyen de se créer une petite galerie de portraits, selon les intérêts et goûts personnels de leur propriétaire. Par ce biais, les phénomènes se propagent dans les albums des Français de la haute société.

 

          Si la pathologie de la fillette questionna la science, aujourd’hui, c’est la perception de ces images collectionnées, qui nous interroge. Si Robert Bogdan semble avoir identifié deux modes de présentation des phénomènes[2], à savoir le mode emphatique et le mode exotique, l’enfant, ici, ne semble répondre à aucun d’eux. En effet, par la prise de vue multiple (de face, de dos, de profil), ces photographies semblent hériter des codes des représentations scientifiques. Mais ainsi mise en scène, nue, accessoirisée, avec une si grande intensité dans le regard, les photographies de Blanche ne sont pas sans évoquer les ressorts de l’image érotique. Son dos nu offert au spectateur rappelle une odalisque ingresque qui inspira les photographes (fig. 6), tandis que la frontalité déconcertante du regard et du corps nu, à la manière de l’Olympia de Manet (1863), semble faire d’elle une prostituée (fig. 7)

 

 

Fig. 6. Auguste Belloc, Nu féminin allongé, vers 1865, tirage photographique d’après un négatif sur verre au collodion, 15 x 19,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie.

 

 

 

Fig. 7. Anonyme, Sans titre, XIXe siècle, photographie, collection privée.

          Au XIXe siècle, dans le champ de l’art, la femme nue fait scandale lorsqu’elle s’éloigne des Vénus académiques. Dans ce sens, rappelons que le mot « pornographie » du grec pornographos ou « écrit de prostituées » naît en 1857, dans une société où la moralisation sexuelle est extrême. Associée à la sexualité, la nudité a longtemps été perçue comme une honte, une tentation démoniaque, un péché, sans pour autant être totalement évacuée. La nudité féminine associée à la photographie scientifique, semble néanmoins échapper à la censure, malgré des mises en scènes frappantes empreintes d’érotisme. La petite Blanche n’est pas sans évoquer certaines académies photographiées au XIXe siècle (fig. 8), dont certaines furent saisies par la Préfecture de Police. Lorsqu’il est capturé pour les besoins de la science, le nu féminin semble devenir acceptable. Cependant son codage érotique par la pose, les accessoires ou le décor et sa présence dans un album, questionnent la réception par le consommateur-voyeur. La science serait-elle une couverture au plaisir et à l’excitation des hommes du siècle ?

           Toute l’ambiguïté des photographies de Blanche Dumas repose sur ce membre qui perturbe la perception de son visage poupin. Tout semble avoir été mis en place pour mettre en exergue la pathologie, pour orienter le regard sur cette troisième jambe qui rompt l’équilibre de l’image, et interpelle le spectateur. Par son positionnement phallique, cette malformation pourrait évoquer la pénétration, la dévoration, et questionner le spectateur-voyeur sur les capacités sexuelles de la jeune fille. On peut facilement imaginer que dans une société où le corps est un tabou, de telles photos alimentaient des fantasmes, des désirs enfouis. Ces images impliquant la présence du photographe, le détenteur de l’album s’identifiait peut-être à cet autre individu capturant l’instant et pouvait peut-être se projeter dans cet espace intime. Ces images enfermées dans des albums, étaient peut-être secrètes, permettant de voir sans avoir vu, ni être vu. Toujours est-il qu’elles reflètent ceux à qui elles étaient destinées et le regard qui a pu être porté sur le corps féminin handicapé. La perception de Blanche Dumas est orientée, choisie, contrôlée par les dispositifs visuels, qui mettent en scène un discours, à destination des hommes. En possédant l’image dans un recueil, on possède finalement, ce corps féminin, qui reflète le male gaze qui l’a construit[3].

          Au fil des années, l’enfant, devenue femme (fig. 9), semble devenir de plus en plus explicitement érotique. Tout en demeurant une curiosité anatomique, le basculement vers la photographie érotique est plus fort encore. L’image scientifique calculée se fait spectaculaire. Tout converge pour en faire une représentation percutante, loin de la neutralité photographique prônée par la science. Ici, l’image évite habilement, par son caractère savant, les tabous de la société du XIXe siècle. Collectionnées parmi d’autres personnalités, Blanche Dumas oscille entre curiosité scientifique et pédophilie fétichiste, victime de la « pornographie du handicap »[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 8. Anonyme, Femme nue, vers 1880, photographie stéréotypique, tirage albuminé non monté sur le support, 16,4 x 8 cm, collection privée.

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 9. Anonyme, Blanche Dumas (?), dernier quart du XIXe siècle, photographie, collection privée.

 

 

Bibliographie 

→ « Enfant extraordinaire et phénoménal. La plus grande curiosité du monde », Bibliothèque numérique Gallica [en ligne], 1868, Paris : Madame Veuve Roger Éditeur, 18 p.. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6372076m/f6.image.r=poupée.

→ BOURNEVILLE, Désiré-Magloire et MONTMÉJA, Pierre-Michel-Arthur (de), « Cas de tératologie » dans Revue photographique des Hôpitaux de Paris [en ligne], 1869, 1ère année, Paris, Sorbonne, Bibliothèque Charcot, p. 113-114. 

URL:https://patrimoine.sorbonne-universite.fr/medias/d9/e1/b0/eb/d9e1b0eb-ffe9-4682-920c-1aa348465e46/files/CP_000001_001_pdf.pdf.

→ MULVEY, Laura, « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, n°16, 1975.

→ ROSENBLUM, Naomi, « A plenitude of portraits » dans A world history of photography, Abbeville Press Publishers: New York, 1984, p. 38-93.

→ TANG, Isabel, Pornography: The Secret History of Civilization, Boston : Channel 4 Books, 1999.

→ AUBENAS, Sylvie et COMAR, Philippe, Obscénités : photographies interdites d’Auguste Belloc, Paris : Albin Michel, Bibliothèque nationale de France, 2001.

→ BOISJOLY, François. La photo-carte: portrait de la France du XIXe siècle, Lyon: Lieux dits éd., 2006.

→ CORBIN, Alain, VIGARELLO, Georges, et COURTINE, Jean-Jacques, (éds.), Histoire du corps 3. Les mutations du regard XXe siècle, Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 222.

→ OGIER, Ruwen, Penser la pornographie, Paris : PUF, 2007.

→ BOGDAN, Robert, La fabrique des monstres : les États-Unis et le freak show (trad. de l’anglais, Myriam Dennehy), Paris : Alma Éditeur, 2013. [1988]

→ BERGER, John, Voir le voir : à partir d’une série d’émissions de télévision de la BBC (trad. de l’anglais, Monique Triomphe), Paris : Éditions B42, 2014. [1972]

 

[1] « Enfant extraordinaire et phénoménal. La plus grande curiosité du monde », Bibliothèque numérique Gallica [en ligne], 1868, Paris : Madame Veuve Roger Éditeur, 18 p.. URL  : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6372076m/f6.image.r=poupée.

[2] BOGDAN, Robert, La fabrique des monstres : les États-Unis et le freak show, Paris : Alma Éditeur, 2013.

[3] « Toute image est une construction de l’Homme », selon BERGER, John, Voir le voir : à partir d’une série d’émissions de télévision de la BBC, Paris : Éditions B42, 2014, p. 9.

[4] Terme emprunté à COURTINE, Jean-Jacques « Le corps anormal, histoire et anthropologie culturelle de la difformité », dans CORBIN, Alain, VIGARELLO, Georges, et COURTINE, Jean-Jacques, (éds.), Histoire du corps 3. Les mutations du regard XXe siècle, Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 222.

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