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​Éviter les écueils de l'orientalisme

2021

     En 1971, Edward Saïd publie l’Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident, un essai initiant une démarche réflexive étudiant les perceptions stéréotypées de l’Orient dans l’art et la littérature française et britannique à partir de la fin du XVIIe siècle. L’orientalisme, qui donne son nom à l’ouvrage, se définit comme un courant de pensée réduisant l’Orient à une identité globale, essentielle. En même temps que cette pensée crée un Autre, un Orient imaginé, elle crée un Soi, occidental, supérieur, participant ainsi à la domination de l’Autre, initiée par le colonialisme. Force est de constater que la création d’une altérité, d’une opposition binaire, remonte à des temps lointains : pour exemple, les Grecs s’opposaient aux autres peuples, les « barbares ». Edward Saïd étudie et analyse ce courant, qui recourt à des doctrines préconçues (entre autres). Il vient critiquer la construction des savoirs sur l’Orient en Occident. Par ce travail, il souhaite aboutir à la libération de l’imaginaire et la déconstruction du préjugé occidental, pour une connaissance neutre et sans domination économique, politique ou culturelle. Selon lui, les discours, les institutions, le vocabulaire, l’imagerie et l’enseignement, ne sont ni neutres, ni apolitiques. En effet, du XVIIIe siècle au XIXe siècle, les orientalistes, dans le contexte de l’impérialisation occidentale, construisent un savoir reposant sur la domination civilisationnelle de l’Occident. Bien que le propos de Saïd soit radical, manichéen et trop à charge, il invite à se poser la question du regard que nous portons sur l’Autre. En arts, il a été question d’un orientalisme des artistes : la photographie fait l’inventaire des empires coloniaux, tandis que les peintures de Delacroix, ou Jean-Léon Gérôme peignent un Orient pittoresque, exotique et érotique. Dans le siècle de l’Égypte napoléonienne et de l’ouverture du canal de Suez se crée un orientalisme chez les historiens d’art. C’est le temps des missions scientifiques du XIXe siècle où l’art islamique est redécouvert, comme la peinture arabe. La peinture arabe, c’est-à-dire la peinture de manuscrits en arabe, est particulièrement intéressante, si on analyse les discours construits autour d’elle. En effet, la peinture arabe se trouve dans une situation de double altérité : il est question d’un passé lointain, temporellement et géographiquement, et c’est ce pourquoi, son étude nécessite de s’abstraire d’idées préconçues. Ainsi, l’on peut développer un discours objectif, permettant d’amorcer une réflexion cet art. En effet, seule une étude rigoureuse permettra de questionner l’art islamique, mais aussi notre regard sur celui-ci. Déceler les paradigmes - des conceptions a priori - et autres erreurs méthodologiques dans les discours développés autour de l’art islamique et de la peinture arabe permettra de mieux faire avancer la recherche, notamment en questionnant l’histoire de la recherche universitaire sur le sujet. Analyser les discours et repérer ces écueils, permet de mieux les contredire, les corriger, les interroger. L’objet de cette fiche de synthèse méthodologique sera d’identifier les écueils à éviter pour ne pas tomber dans ce discours orientaliste, expliquer ses failles et tenter d’apporter des éléments méthodologiques permettant d’éviter le développement de ce discours dans la recherche. Afin d’étayer notre propos, nous appuierons notre réflexion sur différents articles du XXe siècle et du XXIe siècle.

 

Quels sont les écueils de l’orientalisme, et comment les éviter ?

Il s’agira d’étudier tout d’abord, la question de la généralisation, puis, les catégorisations, et enfin, l’approche évolutive de l’art.

 

 

    Tout d’abord, le premier écueil est celui de la généralisation. Dans le cas de notre étude, c’est-à-dire celui de la peinture arabe, il est question de généralisations religieuses, mais aussi, de l’approche téléologique comme facteur de généralisation. 

    Le premier écueil méthodologique de la pensée orientaliste est le recours aux généralisations religieuses, par exemple concernant l’interdiction des images dans l’art islamique, dont la peinture arabe fait partie. En effet, on retrouve l’idée selon laquelle l’art islamique est un art sans images où la représentation se limite à l’absence d’images figurées. Dans ce sens, André Grabar dira que « l’image est généralement exclue du répertoire des sujets possibles de l'art ». Toutefois, il existe nombreux exemples venant contredire cette idée, par exemple les fresques du château de Qusayr al Amra, des sceaux figurés ou dans notre cas, la peinture arabe des Maqāmāt, (par exemple Paris, BNF, Arabe 5847). Cependant, aujourd’hui, il existe toujours une tendance à penser que l’image figurée en art islamique est une anomalie ou une exception pour des raisons religieuses. En réalité, l’image figurée n’est pas du tout une préoccupation de la religion islamique à ses débuts : c’est une question totalement isolée qui prend des proportions démesurées. L’islam primitif était indifférent à l’image figurée. De plus, on trouve une très grande diversité d’opinions, il est donc nécéssaire d’appréhender la perception des images dans une diversité de contextes, prendre en compte la polysémie des termes en arabe, les opinions juridiques divergentes, et surtout, confronter sources. Il existe bel et bien des images, ce qui prouve une diversité de contextes et de situations. Pour exemple, il faut apprendre, à distinguer les termes et utiliser le mot juste, face à des situations plurielles : l’aniconisme est à différencier de l’iconophobie. L’iconophobie n’est pas l’iconoclasme d’altération, qui n’est pas non plus l’iconoclasme de destruction que distingue Lamia Balafrej. L’écueil de la généralisation du principe religieux qui viendrait justifier un interdit de représentation traduit une méconnaissance des textes, et a pour conséquence la création d’un Orient réduit à une essence immuable qui n’est pas la sienne. Dans ce sens, au-delà des discours, en Europe, on constate dans la production industrielle de l’époque, la présence d’ornements géométriques (non figuratifs) qui se veulent dans le goût oriental, mais qui sont des objets déconnectés de la réalité dont ils sont inspirés. Ces ornements servent de motifs pour la réalisation d’objets vendus au public européen et sont développés dans des ouvrages. Ceci vient traduire un fantasme, qui perdure encore aujourd’hui : la civilisation islamique et ses arts, pour des raisons religieuses, bannissent les images figurées pour ne conserver que des ornements géométriques. Et si toutefois, il existe des représentations figurées, elles ne sont que des accidents, qui prouvent le caractère contradictoire de l’art islamique, qui ne consiste qu’en l’ornementation systématique. Dans le cas présent, expliquer cette absence d’images figurées par un argument religieux, c’est adopter un point de vue religieux qui n’est qu’un facteur parmi d’autres. La religion est un phénomène, et l’adoption de ce seul point de vue est biaisé. Il ne faut pas se réduire au religieux et à ses supposés interdits. Tel est le cas d'Aya Sakkal, qui, dans un article autour de la représentation du héros dans les Maqāmāt, exagère l’importance de l'influence religieuse sur la peinture arabe. Voir la société à travers le prisme religieux, est typiquement occidental, et caractéristique de l’orientalisme. La religion n’est qu’un facteur parmi d’autres. Dès lors, il faut se poser la question de la pertinence de la religion dans l’appréciation de la peinture arabe en fonction des contextes. D’un point de vue plus global, il faut bannir les idées générales qui souvent sont énoncées comme des vérités générales, et qui sont, de fait, critiquables. Ici, nous nous sommes attelés aux généralités religieuses, mais dans le cas d’Aya Sakkal, on pourrait en citer d’autres telles que l’aspect élitiste de la peinture arabe, admirée dans des cercles restreints, alors qu’il n’existe pas de preuve factuelle allant dans ce sens.

    Une des généralisations passe aussi par une approche téléologique. Cette dernière consiste à cibler des idées et sources qui viennent appuyer un discours sans même questionner le propos par des contre-arguments. Tel est le cas de Sheila S. Blair, dont l’article présente de bons points méthodologiques mais qui est néanmoins orienté vers une réflexion, et tout concorde dans ce sens. L’autrice évince habilement ce qui ne va pas dans le sens de sa réflexion. Ce type d’approche téléologique est, à mon sens, un facteur de généralisation. Cette démarche ne sert que la finalité du propos de l’auteur, mais ne vient pas servir un questionnement plus global. L’approche téléologique passe aussi par l’utilisation d’arguments clairement faux ou invraisemblables. Cela peut-être, par exemple, trouver des liens entre des événements ayant des siècles d’écart. Dans le cas de Jonathan M. Bloom, l’auteur propose un lien entre l’avènement du papier et celui des manuscrits, mais les écarts chronologiques sont invraisemblables. Il balaie certaines questions, disqualifie les arguments contre ses idées. Toutefois, même si un développement téléologique n’entraîne pas systématiquement une pensée stigmatisée de l’Orient et de la peinture islamique, il faut tout de même le bannir de la recherche. On ne peut qu’encourager un travail de contextualisation et d’historicisation profond, basé sur l’étude matérielle des faits. Seul le questionnement partant de faits historiques datés, précis, avérés, face à une pluralité de sources historiques qui se contredisent, permet de questionner et d’affiner notre propos. Ceci permet de saisir la diversité des opinions et d’enrichir notre cheminement intellectuel, jusqu’à la construction de notre propre pensée. Pour ce faire, à partir d’un sujet précis, il faut établir son historiographie, avoir un corpus précis et convaincant, des jalons fiables, avec des hypothèses faites avec prudence. Ces quelques éléments permettent de prendre conscience de notre regard, de s’en abstraire et d’éviter au mieux les généralisations. Il ne faut pas s’enfermer sur ses idées, mais les questionner, afin de tenter de comprendre celui qui a produit l’œuvre. En effet, il faut se focaliser sur les éléments factuels afin de comprendre le contexte et s’approcher de la réalité historique, plutôt que de développer une pensée reposant sur des éléments choisis et peu convaincants. C’est seulement ainsi que l’on peut faut sortir des idées générales essentialistes pour plus de nuances historiques. C’est le cas d‘Anna Contadini, qui grâce au factual turn ou material turn en histoire de l’art, en revient aux faits. Dans son cas, l’autrice procède à un retour aux faits qui permet une classification des manuscrits plus précise, factuelle. Cet outil permet d’éviter l’écueil des généralisations que l’on peut trouver dans une approche téléologique. Ceci permettrait de mieux interroger les réalités. Ainsi, comme le prônait Edward Saïd, on en vient à moins de schémas uniques pour une saisie des situations qui sont plus complexes. Ne pas généraliser, en somme, c’est être critique, et se placer en dehors du débat pour mieux l’analyser en profondeur grâce à des propos plus nuancés. Cela est d’autant plus indispensable dans le champ de la peinture arabe, où les faits ne sont pas souvent attestés (destination, attribution, datation). 

Ce travail afin d’éviter les généralisations s’accompagne aussi d’un travail rigoureux de mise à distance, nécéssaire afin de ne pas faire de catégorisations houleuses, véhiculant des préjugés qui viennent opposer l’Orient à l’Occident. 

 

 

 

    Dans un second temps, une erreur méthodologique identifiable dans le développement de l’orientalisme consiste en la création de catégories « mentales » inappropriées qui mènent à une dévalorisation de l’art islamique et de la peinture arabe. Ici, nous nous attarderons sur les classifications artistiques puis géographiques qui viennent opposer l’Orient et l’Occident, et qui sont véhiculées dans le vocabulaire choisi.

    Par classification artistique, on entend par exemple l’association de l’art occidental à l’art figuratif et aux Beaux-Arts, tandis que, l’art « oriental » est réduit à l’art abstrait et aux arts décoratifs. En catégorisant, on vient dévaluer l’art islamique qui ne serait que décor, ornement, et qui s’exprimerait seulement à travers les arts mineurs : c’est une caricature. Il faut sortir d’une interprétation essentialiste, et ne pas chercher une esthétique de l’art islamique, notamment en le rattachant à des catégories stylistiques qui ne répondent pas aux us des artistes de l’Orient du Moyen âge. Par exemple, dans le cadre de notre objet d’étude, la peinture arabe, on vient souvent comparer cette discipline à la peinture religieuse occidentale. Sous prétexte que la peinture arabe semble appartenir au même type que la peinture religieuse occidentale, on ne peut pas pour autant lui attribuer les mêmes fonctions. En effet, dans le cas de la peinture arabe, il est incohérent d’en référer à des traditions occidentales qui ne peuvent s’appliquer dans un autre cadre et un autre contexte. Par exemple, parler de Beau à propos de l’art islamique est inapproprié. En effet, le Beau n’est pas universel mais subjectif, car il répond à des conventions culturelles. Il faut, dans ce cas, adopter le relativisme esthétique dans toute élaboration de pensée, et ne pas sous entendre une synonymie entre beauté et art antique occidental, par exemple selon le principe que « c’est beau, donc grec », et inversement. On ne peut prendre l’art grec, comme exemple afin d’évaluer un autre art. Dans ce sens, Michael Falser, dans son article, démontre que la catégorie de l’art grec a une position d’autorité, de référence dans l’histoire de l’art. L’opposition entre Orient et Occident par la catégorisation de la production artistique selon des divisions occidentales est le reflet d’un nationalisme politique. Ce qui est digne d’intérêt, c’est ce qui a des relations avec l’Occident, qui est montré comme un repère. Dans l’histoire de l’art, l’Occident est souvent pensé comme un canon et une autorité universelle. Les colons ont un art qui n’est pas décadent, ce qui prouve leur supériorité dans la hiérarchie. Il faut apprendre à sortir de ces catégories mentales, créées arbitrairement. La classification quelle qu’elle soit, n’est jamais neutre, en plus d’être fausse, et nourrit des distinctions dépourvues de sens. Dans ce sens, Modj-ta-ba Sadria interroge la pertinence de la division entre art figuré et non figuré qui est une distinction culturelle occidentale qui ne prend pas en compte les particularismes des situations de l’art islamique et de la peinture arabe. À l’inverse, Hugo Buchthal, par exemple, oppose les blocs art islamique et art occidental de la manière suivante : le manuscrit islamique dont il est question découle de la tradition hellénistique; mais plus encore : il sous-entend que le manuscrit islamique, par rapport à l’origine hellénistique, n’est pas à la hauteur de son inspiration, comme si l’esprit hellénistique s’était dégradé. Ce jugement stylistique, se base sur une comparaison avec une source antérieure; selon des catégories mentales reposant sur une analyse formelle. 

    De plus, la classification consiste aussi en un cloisonnement géographique, mis en place lors des conquêtes par des géographes. C’est à partir de ces conquêtes qu’en Occident, on a partagé le monde arbitrairement, en continents, et en sous-zones géographiques. Force est de constater que sur la projection de Mercator, la dimension des pays européens est (faussement) revue à la hausse par rapport aux états asiatiques et africains. Mais surtout, sur le même planisphère, l’Europe est au centre, réduisant les autres à la périphérie. On retrouve cette vision européocentrée dans le discours orientaliste, ainsi que le séparatisme des régions, toujours à des fins de hiérarchisation, séparant les dominés des dominants. Lorsque Théophile Thoré parle de « pays absolument sans arts », il y a prise en compte d’entités ariales. On observe que les classifications occidentales ont tendance à cloisonner, à enfermer des entités hermétiques les unes aux autres. Michael Falser va défendre l’idée d’une histoire de l’art mondiale et transculturelle, qui, selon moi, me paraît être un bon moyen d’aller à l’encontre des oppositions binaires de l’orientalisme. Il pose un cadre méthodologique : passer d’une histoire de l’art mondiale (géographique, ariale), à une histoire de l’art transculturelle (entre cultures). Ici, il propose un changement de réflexion : l’abandon d’études culturelles selon des aires géographiques arbitraires afin de privilégier l’étude des hybridités, selon le principe qu’il n’y a que des cultures transférées, et où les catégories n’auraient aucune valeur. Les études sont souvent idéologiques, et s’attachent à des blocs culturels pensés géographiquement. Cette démarche permet de s’interroger sur ces classifications séparatistes, et sur les discours développés à partir de ces catégories dont la création est subjective. Il faut se tourner vers les circulations, les échanges, afin de mieux comprendre le jeu entre les héritages voisins, anciens et locaux, plutôt que de cloisonner les arts ou les réduire à des jeux d’influences unilatéraux. Dans ce même sens, Modj-ta-ba Sadria nous dit qu’il ne faut pas penser les oeuvres selon une conception européenne, en décalage spatial et temporel : en effet, on ne peut comparer la Grèce antique et la Syrie du Moyen âge avec la Renaissance italienne. Dans ce sens, on ne peut, par exemple, pas parler de perspective, dans le cas de la peinture arabe, car la perspective n’existait pas. Robert S. Nelson quant à lui, questionne l’origine byzantine de la peinture arabe, dans un contexte où les appellations « chrétien » et « musulman » sont inutiles car les sociétés sont hybrides, et les circulations multiples. Dans ce sens, il nécéssaire de ne plus se contenter de gros blocs opposés reposant sur des frontières géographiques, mais mener des études en profondeur, en s’attachant particulièrement à l’étude des minorités. Il faut s’éloigner des grands blocs civilisationnels hérités de l’Antiquité pour une histoire où les parcours sont hybrides, les cultures imbriquées et dépendantes. Ainsi l’on pourra s’éloigner de pensées enfermées dans des carcans et des catégories mentales et considérer les arts avec neutralité, sans jugement de valeur et sans comparaisons entre des réalités tout aussi hybrides que différentes.  

    Ces catégorisations qui ont pour seul but l’opposition binaire entre deux entités, est véhiculée par le vocabulaire choisi, qu’il ne faut pas sous-estimer. En effet, le travail de recherche scientifique consiste en la production d’un discours et la transmission de connaissances. Ceci nécessite un travail d’écriture, où le vocabulaire et le choix des mots, vont participer à la formulation d’idées. Toutefois, il faut garder à l’esprit que le vocabulaire porte en lui un parti-pris, et sous-entend certaines implications idéologiques. Les mots portent un sens, un regard, une position. Un choix précis et méticuleux des termes est nécéssaire afin de ne pas basculer dans les connotations négatives de l’orientalisme. Dans le cas présent, c’est-à-dire l’étude de l’art islamique, les termes, connotés négativement, traduisent des jugements subjectifs, créant des distinctions qui viennent essentialiser l’Autre. La question du regard orientaliste nous importe ici, car, si le vocabulaire permet de relayer la pensée, il faut prendre conscience de la position que l’on l’aborde par le simple emploi d’un vocable. En nous penchant sur les termes utilisés et en les analysant, nous participons à la remise en question de la notion de neutralité dans les sciences humaines. Dans ce sens, dans la pensée saïdienne, rien n’est universel, tout est contextuel, idéologique. Tel est le cas du vocabulaire et de la connaissance; chez Saïd, la connaissance n’est pas neutre, et permet d’être dans une position de pouvoir : le producteur de connaissance a une position de domination et prend la parole sur l’Autre afin de se valoriser, par la dévalorisation d’autrui. IL faut donc prêter une attention particulière aux mots, qui portent en eux, une idéologie sous-jacente, porteuse d’implications concrètes. L’un des objectifs des sciences humaines, et notamment de l’histoire de l’art, réside donc dans l’abandon de pensées véhiculées par un vocabulaire implanté dans la pensée commune depuis longtemps. Tel est le cas de l’orientalisme depuis la colonisation. Se détacher des préjugés qui résident dans l’imaginaire commun par la langue est indispensable pour s’éloigner de l’héritage colonial et de la pensée orientaliste. Michael Falser présente des notions importantes telles que « l’influence » ou « l’origine » qui ne sont pas neutres. Par exemple, le terme « influence », est unidirectionnel ; il sous-entend un apport; dans notre cas, un apport positif occidental vers l’Orient, donc entre deux zones géographiques. Dès lors, il faut s’interroger sur les mots, et les connotations qu’ils peuvent avoir. Décrire avec des mots inclut de décrire positivement, et non en termes négatifs : pour seul exemple, les termes « intact, pur, dérivé » chez Grube traduisent un préjugé négatif. Ces comparaisons artistiques et géographiques, dépendent finalement l’une de l’autre et le vocabulaire employé sous entend clairement une distinction négative de l’Orient, par rapport à l’Occident.

L’abandon des généralisations et des catégories mentales, quelles qu’elles soient, pour une meilleure appréhension et compréhension de l’art islamique, ne pourrait être effective sans une réflexion sur l’approche évolutionniste des arts. 

 

 

    Enfin, un dernier écueil orientaliste consiste en une approche évolutionniste de l’art islamique et de la peinture arabe, qui se traduit par une approche biologique, et de fait, linéaire de l’art.

    Un écueil à évincer des travaux universitaires, est l’approche biologique des arts. En effet, certains auteurs, ont pu sous entendre que l’art islamique rejetait la figuration, comme si, il existait une prédisposition à cette attitude, un instinct naturel, en comparaison, souvent, à l’aboutissement graphique des arts occidentaux. Il est nécéssaire de rappeler qu’un tel discours, n’est pas le résultat d’une analyse visuelle, ou contextuelle, mais le reflet d’un discours raciste. Dans ce sens, on vient traiter l’art comme suivant le schéma de l’évolution biologique humaine : alors que certains arts sont matures, d’autres sont restés à l’état primitif, au stade de l’enfance. Tout ne serait qu’une conséquence d’événements antérieurs, jusqu’au déclin : la maturation est liée avec la figuration, l’enfance à l’abstraction, comme si le premier était supérieur à l’autre. Il y a une idée de progrès, dans cette pensée évolutive calquée sur l’évolution biologique du corps humain, qui n’est pas applicable en sciences humaines. Ariane Varela Braga dans l’un de ses articles, traduit parfaitement cet état d’esprit dans l’Angleterre du XIXe siècle, où l’Orient serait le lieu d’un artisanat instinctif et naturel, où il n’existe pas de liberté de l’artiste et où Orient est associé à la Nature. On réduit l’art oriental à des figures géométriques naturelles, instinctives, à opposer à l’art antique, à la mimesis, au Beau naturel occidentaux. Robert Hillenbrand présente certaines oeuvres comme des « oeuvres de maturité » et d’autres au « potentiel non réalisé » sous-entendant qu’elle n’atteignent pas les manuscrits byzantins, donc le modèle européen, un canon idéal sur lequel repose cette évaluation comparative. Grube, quant à lui, hiérarchise production selon des degrés de pureté et de développement. En effet, dans son projet, on identifie une idée de progrès correspondant à l’évolution biologique du corps humain dans son appréciation de la peinture arabe.

    Le dernier écueil orientaliste évoqué sera celui de la linéarité chronologique, appliquée aux arts qui me semble aller de paire avec la causalité. C’est une idée que l’on retrouve chez Johann Joachim Winckelmann : une dégradation depuis la Grèce antique, soit une conception décadente de l’histoire, où l’antériorité est garante de perfection. Cette idée va dans le sens de l’évolution biologique, dont découle l’idée d’une linéarité temporelle, qui, en réalité, ne peut être appliquée en arts. En effet, on attribue à l’art une évolution, un début, un milieu, et une fin, entre progrès et décadence. Il n’existe, en réalité, aucune évolution linéaire ou temporelle. Cette logique évolutionniste ne se base sur rien de factuel. Dans ce sens, on ne peut pas penser une oeuvre ou un objet comme un chaînon manquant, sur une ligne chronologique droite, où les styles se succèdent, les uns après les autres et les uns causant les autres. Dans le même sens, la théorie ne précède pas toujours la pratique, comme peut le sous-entendre l’un des articles de Martina Wiener-Müller. L’autrice s’intéresse aux astrolabes, qui semblent être un maillon entre les manuscrits scientifiques et les objets en métal. Il ne faut pas penser ces objets comme un transfert des sciences vers les arts, comme un maillon, alors qu’il existait des interdépendances. Nier cette complexité, c’est réduire l’art islamique à ce qu’il n’est pas. Cette pensée linéaire, ayant pour seul fondement des analyses stylistiques sont à éviter. Robert Hillenbrand, comme nous l’avons vu précédemment, va rechercher des influences dans le passé, mais aussi faire référence à la perspective, qui n’existe pas à l’époque de la peinture arabe. Aussi, cette comparaison est totalement anachronique, mais elle est pourtant associée au succès selon la ligne évolutive des arts. Hugo Buchthal, quant à lui, reprend la notion de « chaînon » en se basant sur une étude stylistique dépassée. Par cette étude linéaire, il parle de différents styles qui se succèdent historiquement, en fonction des dynasties. Ainsi, on vient réduire l’art islamique. En effet, on nie toute sa complexité et la multiplicité des facteurs qui ne sauraient être réduits à une temporalité linéaire. Toujours selon Hugo Buchthal, la peinture arabe de « l’école de Baghdad » associe des caractéristiques hellénistiques et musulmanes. L’esthétique de l’école de Baghdad serait le résultat d’une transmission hellénistique par le biais d’un maillon byzantin. La peinture arabe n’est donc que le résultat logique d’autres esthétiques, et se situe dans la continuité des arts supérieurs passés, comme une conséquence. Il faut abolir toute hiérarchie basée sur la linéarité temporelle. On ne peut pas se contenter d’une explication de ce type : la notion de cause à effet ne peut pas s’appliquer en arts car la réalité n’est pas une ligne, et qu’il n’est nullement question de progrès. La réalité se constitue d’éléments précis, de faits, de circulation, de choix des artistes, qui sont parfois omis. Dans un article de Makram Abbès, on constate qu’il existe une essentialisation de l’Occident par les islamistes, qui eux aussi, développent des discours stéréotypés. On y retrouve le même manque de neutralité, de rigueur intellectuelle, une absence d’objectivité et de recul critique. L’islamisme entretient des affinités avec certains courants occidentaux qui cultivent les préjugés et stéréotypes. Cette réflexion se base sur la même idée d’une décadence (perte de contrôle de la modernité, domination du capital, exploitation des peuples, propagation de valeurs consuméristes, dévalorisation de la spiritualité…), linéarité et temporelle qui entraîne au déclin de l’Occident, et que l’on peut associer à cette vision évolutive et linéaire que l’on trouve dans l’orientalisme.

 

 

    Pour conclure, l’histoire de l’art islamique reste à réécrire ; afin de mieux la comprendre, et ce, en se détachant des évidences, en interrogeant notre regard et nos préjugés. Il faudrait ouvrir le questionnement de l’orientalisme plus largement, pour une vision plus globale du Soi et des Autres dans la construction des savoirs. Faire de l’autocritique et cesser de prendre toutes les informations pour des vérités, choisir les mots justes, utiliser des méthodologies plus précises, se détacher des généralisations, et sortir de la linéarité temporelle paraissent indispensables à la construction de cette nouvelle histoire de l’art islamique. Ainsi, la recherche pourra tendre vers une meilleure compréhension de l’art islamique et de la peinture arabe. Les postcolonial studies anglo-saxonnes, dans la continuité de la démarche saïdienne, tentent de rompre avec une lecture linéaire de l’histoire, évolutionniste, opèrent un détachement du schéma « Soi/l’Autre » pour une étude plus globale, des mouvements. Béatrice Collignon dira, à propos des postcolonial studies : « dans cette construction les concepts-clés ne sont plus l'opposition binaire centre/périphéries, nous/eux, mais le mouvement, la multiplicité et l'hybridité. Les limites deviennent floues, les frontières poreuses. »

 

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