top of page

Drôle d'objet : un polyèdre ajouré

2021

    Ce tour de force en ivoire tourné, un « polyèdre ajouré » (fig. 1), est conservé à la Grünes Gewölbe, à Dresde. L’œuvre se compose d’un pied, formé d’une base et d’une tige sculptées. La base, de forme circulaire, est sculptée de nervures formant des cercles concentriques. La tige semble instable, en raison d’un jeu de disques empilés en zigzag, avec, en son centre, une sphère marquée par de profonds creux horizontaux parallèles. Ce pied supporte cinq dodécaèdres encastrés les uns dans les autres, ajourés sur chaque face d’un cercle finement sculpté. Sur l’une des faces pentagonales, située à l’avant du plus grand dodécaèdre, on distingue, deux lettres et quatre chiffres, situés dans les quatre coins inférieurs du polygone. Les deux lettres, « E » et « L » désignent les initiales de l’artiste, Egidius Lobenigk, tandis que les quatre chiffres, correspondent à la date de réalisation de l’œuvre, en 1584.

 

 

Egidius Lobenigk (1550-1595), Polyèdre ajouré, 1584, ivoire tourné, 9,2 x 4 cm, Grünes Gewölbe, Dresde, Inv. II 293.

    La Grünes Gewölbe (ou « Voûte verte ») de Dresde, conserve les collections d’Auguste II le Fort (1670-1733), prince-électeur de Saxe et roi de Pologne. La présence de cet objet dans cette collection pourrait s’expliquer par la fondation, en 1560, de la Kunstkammer de Dresde par son aïeul, l’électeur et comte de Saxe Auguste Ier (1526-1586). Cette collection, financée par l’élite, est véritable instrument de savoir, et de pouvoir. En effet, ce cabinet de curiosités témoigne de leur fortune, tirée de l’exploitation des mines de la Saxe depuis l’époque médiévale, mais aussi d’un pouvoir symbolique. En effet, les deux électeurs s’entouraient d’artistes, comme le tourneur colognais Egidius Lobenigk, installé à la cour de Dresde en 1582.

    Le procédé de l’ivoire tourné atteint son apogée grâce à l’acheminement de défenses d’éléphant par voie maritime et la diffusion des techniques, dont celle du tour, dans le dernier quart du XVIème siècle. Cette technique consiste en une suite de creux et de reliefs taillés dans l’ivoire tourné, fixé entre deux pointes. Le succès de ces ivoires, très appréciés à la cour, explique leur forte présence en Europe, à Dresde, Florence, Cobourg ou Vienne. Le goût européen pour ces objets aux formes extravagantes d’une grande virtuosité, fit des tourneurs des artistes recherchés pour divertir les princes, mais aussi les éduquer. Pour exemple, Auguste Ier installa une salle de tournage dans son palais, tandis que Rodolphe II de Habsburg était un adepte de la fabrication de petites pièces en ivoire. Cette activité, ludique et intellectuelle était supposée stimuler la réflexion. Ces pièces complexes, œuvres de patience, de précision et d’adresse, avaient toute leur place dans les cabinets de curiosité et dans les réflexions des philosophes naturels.

 

    Le cabinet de curiosité (aussi appelé studiolo, Kunstkammer ou Wunderkammer) est un pièce où les objets, éléments clés du savoir, sont rassemblés afin de refléter le monde et ainsi servir de support de réflexion aux philosophes naturels. La philosophie naturelle est une conception unitaire du monde, selon laquelle l’univers aurait été créé d’un seul geste par Dieu. Les objets terrestres ayant été créés par la même entité et d’un même geste, les philosophes naturels considèrent que la trace de ce premier geste est présente dans tous les éléments créés par cet Être. Dans ce sens, le cabinet de curiosité, en un espace, permet de créer une continuité entre toutes ces choses composant le monde, qu’elles soient naturelles ou humaines. Dans le contexte de la philosophie naturelle, les collections encyclopédiques du cabinet de curiosité constituent un véritable processus du savoir. Il s’agit d’un lieu où s’étudie le monde, grâce à des collections variées le représentant dans sa diversité. Dans cette pièce, les objets, matériaux d’analyse, placés à proximité les uns des autres, révèlent des circulations et des correspondances entre eux. Pour résumer, le cabinet de curiosité est une collection encyclopédique fermée, qui représente tous les domaines du monde. Cet espace unique est destiné à mieux comprendre le processus divin à l’origine de l’univers. Le cabinet de curiosité est donc un lieu qui embrasse des signatures entre les différents éléments du microcosme et du macrocosme, comme avec ce tour de force en ivoire tourné.

    Les collections de cabinets de curiosités s’organisaient en quatre catégories. Tout d’abord les naturalia, issus de la nature, dont font partie les exotica. Puis, les artificialia, issus de la nature mais transformés par la main de l’Homme, comme ce tour de force en ivoire. Enfin, les scientifica, c’est-à-dire les instruments scientifiques permettant de percer les mystères du monde. Exposés dans les cabinets de curiosité, comme nous le montre le tableau de Domenico Remps, Cabinet de curiosité, 1690, conservé au Museo dell'Opificio delle Pietre Dure, à Florence, ces tours de force en ivoire étaient des objets très singuliers dans la collection, pour plusieurs raisons. Le choix du matériau, issu de la défense de l’éléphant, est lourd de sens dans la philosophie naturelle. En effet, l’ivoire, tant par son aspect, sa nature que par sa provenance, est un matériau fascinant, précieux et hors normes. Il s’agit d’une matière organique troublante, dure comme un minéral, ayant l’aspect du marbre, tout en étant d’origine animale. L’ivoire représente une catégorie spécifique, les objets frontières, se situant entre différents règnes (vivant et inanimé, animal et minéral). Situés à la frontière, ces objets clés concentraient en eux des signatures de ces différents mondes. De plus, le Polyèdre ajouré, objet étrange aux formes extravagantes pourrait évoquer aussi bien la mécanique et la géométrie, que les sciences naturelles. En effet, il s’agit d’un naturalia et d’un exotica, l’ivoire étant un matériau d’origine naturelle et lointain. De plus, c’est un artificalia, car sublimé par la main humaine. Peut-être que cet objet pourrait également être un scientifica. Sa géométrie, peut laisser penser qu’il s’agit un d’outil destiné à comprendre l’univers.

    Le cabinet de curiosité est un monde réduit, complexe à comprendre, réservé aux initiés et caché. Ce secret est cultivé et mis en scène à travers des codes. Il est possible que, dans le contexte de la philosophie naturelle, le Polyèdre ajouré ait eu un sens symbolique complexe. Comme nous l’avons évoqué, l’alchimiste, va chercher ce premier signe de la Création divine, et des rapports analogiques entre les différents éléments. On trouve des traces de ce geste dans ce qui représente le plus parfaitement l’esprit divin, c’est-à-dire la forme géométrique. En effet, Dieu aurait créé le monde à partir de formes géométriques, plus précisément le carré et le cercle. Ces derniers sont utilisés par les solides platoniciens, parmi lesquels on trouve le dodécaèdre, associé à l’univers chez Platon. Comme nous l’observons, le cercle et le dodécaèdre sont les formes constitutives du Polyèdre ajouré. Peut-être est-ce une évocation de la perfection divine, les formes géométriques se substituant aux symboles chrétiens. De plus, cette conception de l’univers, circulaire, avec la Terre en son centre, repose sur une représentation en sphères imbriquées, empruntée par la philosophie naturelle à Platon et Aristote. Le Polyèdre ajouré, basé sur les mathématiques et la géométrie, semble reprendre cette vision de l’univers, par l’imbrication des dodécaèdres. Peut-être que l’artiste, souhaitant créer des liens avec le monde céleste, a transposé cette vision du monde dans un objet destiné à réfléchir aux mystères de la Création. Cet objet en ivoire tourné s’inscrivait-il dans la continuité de la Création divine, comme une réplique de l’univers « tourné » par Dieu ?

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

Bibliographie 

→ ROCHAS, Joëlle, « Grünes Gewölbe, le cabinet de curiosités d’Auguste le Fort à Dresde : Les collections de la cour de Dresde, reflet de la richesse minière de la Saxe », Curiositas [en ligne], 27 janvier 2013, disponible sur https://urlz.fr/h8V6, (consulté le 21 décembre 2021). 

→ DAVENNE, Christine, Cabinets de curiosités: la passion de la collection, Paris : Éditions de la Martinière, 2011.

→ MAURIÈS, Patrick, Cabinets de curiosités, Paris : Gallimard, 2011. 

→ LISTRI, Massimo, Cabinet of curiosities. Das Buch der Wunderkammern. Cabinets des merveilles, Paris : Taschen, 2020. 

Polyèdre ajouré.png
IMG_2397.jpg
bottom of page