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Plight, une expérience signée Joseph Beuys

2021

    Joseph Heinrich Beuys (1921-1986), figure de l’art allemand des années 1960, développe une œuvre hétéroclite, se considérant lui-même comme une sculpture vivante. À l’origine d’une génération montante d’artistes allemands auxquels il enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de Dusseldorf, il est congédié en raison de son caractère polémique et perturbateur, à cause de ses idées d’extrême gauche et écologistes. Dans sa production artistique, il s’intéresse au dessin, à la sculpture, mais aussi à la performance, au happening, ainsi qu’aux installations. Dans ce dossier, il s’agira d’étudier son installation Plight, conçue pour la galerie londonienne Anthony d’Offay, à l'automne 1985. Alors que la galerie est en proie aux nuisances sonores provoquées par des travaux à proximité, l’artiste crée cet espace, qui témoigne de l’engagement politique qui transcende son œuvre hétérogène. Conservée au Centre Pompidou à Paris depuis 1989, cette œuvre immersive nous questionne, quant au lien qu’elle entretient avec son spectateur, pleinement acteur dans l’œuvre. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crédit : Nodua Blog / Journal by A Tingulstad.

    Plight est une installation, dont le titre, en anglais, est polysémique. En français, on peut le traduire par les termes suivants : état critique, moment important, engagement, piège, promesse. Ce titre, aux sens multiples et paradoxaux, rend sa compréhension obscure. L’installation se compose de deux pièces qui se succèdent, en forme de L, où l’on pénètre par une petite ouverture. Les parois sont recouvertes de 284 rouleaux de feutre, organisés sur deux niveaux superposés. Dans la première salle, par laquelle on accède en passant sous des rouleaux, se trouvent un piano fermé, un thermomètre, et un tableau noir sur lequel se trouvent des portées musicales sans notes. L’accès à la deuxième salle se fait par une autre ouverture, toujours en passant sous des rouleaux. Cette seconde pièce est vide. Là, le visiteur est confronté à une impasse, l’obligeant à revenir sur ses pas, afin de quitter l’œuvre par là où il est arrivé. L’œuvre Plight, nous invite à entrer dans un espace claustrophobique étrange, comme un rébus où il incombe à chaque visiteur de trouver le sens ; un espace qui pourrait être perçu comme un piège - a plight - pour le visiteur.

    Le travail de Joseph Beuys trouve sa source dans son histoire de pilote, qu’on ne sait si elle est fantasmée ou réelle. Autour d’elle, il construit une mythologie personnelle. Alors qu’il est étudiant en médecine, il est enrôlé comme pilote dans la Luftwaffe. En 1943, son avion abattu, en proie aux flammes se serait écrasé aux alentours du désert de Crimée. Après avoir été recueilli par des Tatars, qui l’entourent de feutre, de graisse et le nourrissent de miel pour le soigner, il retrouve ses esprits dans un hôpital anglais. C’est suite à cet événement que Joseph Beuys devient artiste. Dans ses réalisations, on retrouve des matériaux récurrents, non-conventionnels. Dans Plight, il emploie le feutre en poil de lapin, utilisé dans les tentes des Tatars qui l’ont supposément sauvé ; c’est le matériau de sa résurrection en tant qu’artiste. On retrouve le piano, associé à son enfance, mais fermé, comme une interdiction. Quant au thermomètre posé sur le piano, il pourrait évoquer les études de médecine de l’artiste, interrompues après son accident. L’œuvre Plight, par le choix de ces matériaux, qui font pleinement partie du vocabulaire beuysien, font le lien entre l’art et la vie, en raison de leur dimension autobiographique. Peut-être que l’utilisation de ces matériaux est un moyen de se guérir de cet événement traumatisant. Toutefois, à travers Plight, il n’est pas question d’une œuvre uniquement autobiographique, mais aussi d’une œuvre qui se fait expérience pour le visiteur.

 

    Beuys invente un espace pour contrer le bruit des travaux à proximité d’une galerie. Pour ce faire, il décide d’insonoriser la galerie des bruits extérieurs. Le visiteur se courbe pour entrer, on pourrait dire qu’il est question d’une entrée comme un engagement - a plight - avec un rite de passage, dans un lieu où il va vivre une expérience thermique et acoustique. En effet, le feutre utilisé arrête le bruit, assourdissant l’espace, et conserve la chaleur. Le spectateur, isolé du monde extérieur, se confronte à un double mutisme : celui l’espace environnant par le feutre, mais aussi visuel, par la matérialisation du silence par la présence du piano à queue fermé et du tableau à portées vides. Le changement de température, rendu possible par les colonnes de feutre, se traduit par la présence du thermomètre médical, posé sur le piano fermé. Dans cette pièce muette, le spectateur fait l’expérience du silence, de l’isolement, de la solitude par l’expérience des sens. Le feutre crée un contraste réel entre la violence des bruits des travaux ainsi que le froid hors de l’installation et le bruit étouffé associé la chaleur dedans. Toutefois, on se questionne quant à l’œuvre, qui en passant de l’espace initial de la galerie au musée, perd de son impact. Néanmoins, l’installation reste déroutante pour le spectateur ; elle n’est pas sans rappeler l’expérience vécue par Beuys, c’est-à-dire un moment critique - a plight - où il frôle la mort. On revit une expérience prénatale, ou post-mortem dans une salle qui ressemble à un cercueil capitonné. 

    En entrant dans Plight, par ce passage rituel, courbé, le visiteur abandonne la vie extérieure pour entrer dans l’œuvre à activer. C’est cette activation, par la présence, par le ressenti qui fait que le visiteur participe à l’œuvre. En entrant, il déploie ses sens, pour faire partie de l’œuvre et la vivre, enveloppé par l’installation : il y participe. Le visiteur dans Plight, n’est pas totalement sourd, les bruits étant simplement étouffés : le visiteur fait l’expérience du son et devient le son dans l’œuvre, en parlant par exemple. Ainsi, le spectateur passe d’observateur passif à l’action. Dans la deuxième pièce, le vide est encore encore plus grand, car l’espace est dépouillé de tout objet, hormis la présence du spectateur et les sons qu’il produit. L’installation est pleinement participative, car elle est tributaire du spectateur, qui vient faire l’expérience de l’environnement dans lequel il est plongé. Il prend part à l’espace, par son expérience sensorielle. Beuys offre une expérience de l’art différente, dont les possibilités d’interprétation sont multiples. Les sensations éprouvées par le spectateur, dues au feutre, peuvent être lues comme une expérience de la guerre, une sorte de relique du traumatisme de l’artiste. En effet, en utilisant le feutre qui le sauva, l’artiste a peut-être souhaité faire revivre cette expérience de résurrection sous une forme symbolique aux visiteurs. Plus encore, cette œuvre participative à vivre et à ressentir, nous pousse à nous recentrer sur nous-mêmes, mais aussi à agir dans cet espace, afin d’exploiter ses potentialités, tout cela à des fins politiques.

 

    Cet espace oppressant, qui suscite les sens, agit comme une véritable prison, où on éprouve l’espace à des fins didactiques. Comme dans une dictature, où la population est réduite au silence, Plight se veut comme une réflexion sur la liberté, où agir permet d’être libre. L’installation peut-être pensée comme un lieu de censure, qui incite à tester le potentiel sonore du lieu. Beuys pousse le spectateur à l’action par une installation éloignée de l’art traditionnel. En somme, l’œuvre n’a de sens que parce qu’elle atteint le spectateur et le pousse à agir, lorsqu’il parle ou rit. En action, le spectateur fait preuve de résistance face aux limites de l’œuvre. En rompant le mutisme, le spectateur perturbe l’ordre. Peut-être est-ce le moment important - a plight - où tout bascule. On peut émettre l’hypothèse que Beuys ait conçu Plight afin que chaque visiteur, au sortir de l’œuvre, en sorte changé. Après son passage rituel, pourrait naître un nouvel homme, qui prend conscience de son potentiel d’action dans le monde extérieur. L’œuvre serait un moyen de prise de conscience pour le « spectateur acteur » de son rôle actif dans une société. Après cette connexion avec soi, et cette découverte de son potentiel, le visiteur sorti de l'œuvre est plus à l’écoute pour sculpter un nouveau monde. Plight pousse à la vigilance, à la transformation du monde, par la conscience de notre propre potentiel créatif.

    Pour Beuys, chaque homme est un artiste en sommeil. Il est question d’un statut d’artiste nouveau, un champ de l’art élargi, où le monde est le théâtre de la créativité de l’Homme. L’affirmation « Tout homme est un artiste » signifie que chaque être humain est doté d’un potentiel créatif. La conscience de ce potentiel, pourrait, selon Beuys, mener à un changement de la société. En effet, la vision utopique qu’a Beuys de l’art, en fait selon lui un moyen de soigner la société. La société serait comme sculpture où chacun, en activant son potentiel créatif, s’emploie à perfectionner cette sculpture, pour une société plus juste, par des matériaux invisibles tels que la pensée ou la parole. Les hommes, en activant ce potentiel en veille bâtiraient une société meilleure. C’est ce que chaque visiteur fait en pénétrant dans Plight : il active ce potentiel. Le spectateur de Plight, en situation d’écoute, produit des sons venant briser le silence. Ceci nous rappelle l’œuvre de John Cage, 4’33 (1952), où le public investit le silence de la partition. Cette œuvre invite à réfléchir sur la liberté et le potentiel créateur de tout individu. Aussi, l’œuvre pourrait évoquer l’installation de Jean-Luc Vilmouth, Café Little Boy (2002), consistant en une salle dont les parois sont recouvertes de tableaux noirs rappelant une école. L’artiste évoque une école primaire détruite par la bombe atomique Little Boy, lors du bombardement d’Hiroshima. Dans l’école de Fukoromachi, seul un mur, où se trouvait un tableau, est resté intact. Cette réplique de salle de classe, englobe les spectateurs qui sont invités à agir en écrivant, à l’aide d’une craie, sur l’un des murs. La craie pousse le spectateur à être actif en investissant le moindre recoin. L’œuvre incite à la réflexion sur la guerre et contribuer à la mémoire collective. Enfin, l’œuvre de Christian Boltanski, Personnes (2010), cherche à éprouver les sens du spectateur en évoquant l’extermination des juifs lors de la guerre. Un battement de cœur résonne sous la verrière du Grand Palais, en plein hiver et sans chauffage, dans une odeur de vieux vêtements, qui donne à ressentir un certain malaise, qui pousse à la réflexion.

 

    Plight de Joseph Beuys, est une œuvre immersive, sensorielle et participative pour le visiteur. Par cette installation, l’artiste souhaite provoquer l’éveil du spectateur, qui devient acteur dans l’œuvre, et prend conscience de son potentiel créatif pour changer la société. Éric Michaud dira, à ce propos : « Les objets et actions de Beuys ne doivent pas être pris pour des oeuvres ayant une fin en soi, elles sont conçues pour être lues comme autant de répétitions de ce message : toi qui regardes, tu es un artiste, aussi. »

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

Bibliographie 

→ E. DAYNAC, « Plight - Joseph Beuys », Un podcast, une œuvre [en ligne], Saison 2, Ép. 2. URL : https://shows.acast.com/un-podcast-une-oeuvre/episodes/plight-beuys

→ F. DRUGEON, « Joseph Beuys, Plight, 1985 », dans Collection art contemporain - La collection du Centre Pompidou [en ligne], Musée national d'art moderne, Paris, Centre Pompidou, 2007, consulté le 27 février 2021. URL : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/RqhG4ed

→ O. SHIN CHOI, « Beuys et le silence », dans Création à partir de l’impact [en ligne], Université de Strasbourg, 2013, p. 82-87. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01702425/document

→ B. RAMADE, « INSTALLATION, art », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 janvier 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/installation-art/

→ D. SEMIN, « BEUYS JOSEPH - (1921-1986) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 janvier 2021. URL : http://www.universalis-edu.com.acces-distant.bnu.fr/encyclopedie/joseph-beuys/

→ H. STACHLHAUS, « Le champ élargi de l’art », dans Joseph Beuys : une biographie (trad. X. CARRÈRE), Paris, Éditions Abbeville, 1994, pp. 61-74.

→ A. VEIEL, Beuys, Zero One Film, 2017. [DVD]

→ « Spécial Joseph Beuys »,, Artstudio, n°4, printemps 1987.

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