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Hors-la-loi et dans la norme : les représentations publicitaires du spectacle de phénomènes monstrueux à Pris (1851-1961)

Mémoire de recherche de Master en histoire de l'art

sous la direction de Martial Guédron, professeur à l'université de Strasbourg

2021-2023

Deux volumes : 125 pages de texte et 130 pages dédiées aux illustrations.

Disponible gratuitement en PDF sur demande à bonjoursassou@gmail.com

Phénomènes, hors-normes et hors-la-loi

 

     Selon le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, le mot « monstre » désigne un « être organisé dont la conformation diffère notablement de la conformation des autres êtres de son espèce »[1] mais également « un être fantastique qui figure dans la mythologie ou une légende »[2] ; une « personne ou objet d’une laideur repoussante »[3] et entre autres un « objet effrayant »[4]. Le terme « monstre » désigne donc autant la sorcière, le cyclope, que le Diable, et peut qualifier aussi bien Adolf Hitler que Marc Dutroux. Lorsqu’il traite du monstre, Michel Foucault[5] met l’accent sur son caractère hors normes. Le monstre foucaldien outrepasse certes, les lois naturelles, sociales, mais surtout, la loi juridique. Le monstre se manifeste comme un excès, un écart, une déviance, un perturbateur de l’ordre, qui échappe à la loi :

 

« Le cadre de référence du monstre humain, bien entendu, est la loi. […] ce qui définit le monstre est le fait qu’il est, dans son existence même et dans sa forme, non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature. […] Disons que le monstre est ce quoi combine l’impossible et l’interdit[6] ».

 

     Pour autant, il n’existe pas de civilisation sans monstre, comme si toute société avait besoin d’eux pour se construire, par opposition même : ils sont ce que nous ne sommes pas. Le monstre est alors une figure culturelle reflétant une société à une époque donnée, qui projette ses propres peurs, ses désirs, sur un Autre. Tel fut le cas des monstres « humains » définis par Pierre Ancet :

 

« Le monstre humain serait un être issu de l’espèce humaine présentant des anomalies congénitales rares et graves, très complexes, retentissant sur l’ensemble de l’organisation et par conséquent toujours visible de l’extérieur […] un être si profondément dissemblable qu’il paraît échapper à l’humanité selon nos normes d’évaluation sociales inscrites dans le regard[7] ».

 

     Ces êtres, présentant des anomalies corporelles, font l’objet de réactions très variées selon le lieu et l’époque de leur apparition. Les attitudes face à ces « monstres humains » sont ambivalentes et dépendent de l’époque qui les voit apparaître. Durant l’Antiquité, ils étaient des êtres étranges, exotiques et se situaient au-delà des confins du monde. Rattachés aux mythes, ils étaient tantôt dévastateurs, tantôt agents de justice, autant présents pour punir que pour protéger. Les monstres humains furent longtemps perçus comme des signes et sont, dans de nombreuses civilisations, vénérés comme des dieux jusqu’à se faire une place auprès des plus puissants. On sait que les Égyptiens s’entouraient de personnes noires atteintes de nanisme[8], et que de nombreux empereurs romains possédaient des personnes de petite taille[9]. S’ils furent longtemps intégrés au monde, ils tombèrent rapidement dans le champ du diabolique au Moyen Âge, au cours duquel le monstrueux physique bascule vers la monstruosité morale. À la Renaissance, dans le contexte des découvertes et des sciences, ils devinrent des objets de curiosité et de prestige. La présence de personnes atteintes de nanisme est attestée à la cour des Médicis[10] et s’est manifestée sous le pinceau de Velázquez. En effet, les artistes, comme les élites se sont passionnés pour ces monstres humains. En témoignent le Portrait de Tognina Gonsalvus (1585), petite « velue » peinte par Lavina Fontana ; La Femme à barbe du peintre Jusepe de Ribera (1631) ; le tableau de Marius-Pierre le Masurier de Madeleine de la Martinique et sa mère (1782), atteinte de vitiligo, ou encore des planches anatomiques de siamois. Ces images prouvent la fascination exercée par ces êtres, dont le spectacle est longtemps resté réservé à l’élite européenne, avant de conquérir les foires et les spectacles populaires.

     La tradition du spectacle de monstres humains, d’abord appelés mirabilia ou prodiges, est donc une tradition ancienne. Leurs corps ont été un instrument particulièrement lucratif, au moyen de divertissements réservés à aux élites dans un premier temps, avant de conquérir les foules au XIXe siècle. L’industrialisation du spectacle de phénomènes monstrueux prit racine aux États-Unis, avec l’American Museum de Phineas Taylor Barnum, avant de gagner l’Europe, et notamment la France. Dans une société industrialisée et de plus en plus urbaine, le spectacle de phénomènes monstrueux fait son entrée dans le champ des loisirs du temps. Les phénomènes, isolés, nomades, privés, gage de prestige, s’offrent progressivement aux masses. L’expérience du corps de l’Autre, devient un divertissement populaire dans des spectacles aux modes d’organisation variés.

 

       Leur statut de merveilles intrigantes les fit entrer à la cour, puis dans le champ des loisirs populaires et parallèlement dans le cabinet du médecin. Après avoir été au cœur de croyances et de superstitions, ils devinrent des sujets dignes d’intérêt pour le savant. En effet, tout au long de l’histoire des sciences, les détenteurs de cabinets de curiosité, puis les scientifiques, comme Ambroise Paré[11], se sont intéressés à ces êtres, devenus un défi pour la pensée. La passion scientifique pour les naissances monstrueuses et les curiosités vivantes a placé les monstres humains au cœur de discussions théoriques. En devenant un objet de science, notamment grâce à la tératologie – la science des monstres mise au point par la famille Geoffroy Saint-Hilaire – le monstre perd son caractère fabuleux : il n’est plus lié à Satan, ni à l’imagination de la mère ou aux astres, mais à un dysfonctionnement biologique. Il devient une anomalie par rapport au développement normal de l’espèce. Cependant les balbutiements de la rationalisation des monstres ne les a pas éloignés tout de suite de la sphère du divertissement populaire. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la médicalisation de ces êtres anormaux change la perception du public à leur égard. Ces phénomènes, devenus des handicapés, se sont vus bannis du champ du spectacle pour entrer dans le champ de la médecine. Ce bouleversement dans le regard se manifeste par une attitude nouvelle : la compassion. Le début du XXe siècle amorce la fin de ces spectacles, jugés immoraux et strictement encadrés par les autorités administratives[12]. Le hors-la-loi entre dans la loi, dans l’ordre.

 

 

Les images publicitaires de phénomènes monstrueux à Paris

 

       Toujours selon le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, le mot « phénomène » provient du grec phainomena, signifiant « ce qui apparaît »[13]. Étymologiquement, le phénomène serait quelque chose de perceptible, de visible, de visuel. Le phénomène est également « un objet naturel qui offre dans ses formes quelque chose d’anormal dans ses formes ou ses dimensions : Un phénomène vivant. Des phénomènes à la foire »[14]. Le spectacle de phénomènes monstrueux qui prit racine au XIXe siècle connait un véritable essor dans le contexte de l’industrialisation, en parallèle de la publicité moderne, qui assoit le succès populaire de ce type de divertissement. Le XIXe siècle annonce un temps nouveau : celui des loisirs, liés à une nouvelle organisation de la vie et du travail, qui permet aux Français de disposer de temps pour consommer du « loisir-marchandise »[15]. Paris, ville de mouvements et de plaisirs, est marquée par l’évolution des techniques et de grands travaux. Ce chantier urbain laisse place à de nouveaux lieux dédiés à de nouveaux loisirs dès le XIXe siècle[16].

 

     La naissance de la publicité moderne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’inscrit dans ce contexte, propice à la multiplication des produits. En 1830, la publicité devient « le fait d’exercer une action sur le public à des fins commerciales ; le fait de faire connaître (un produit, un type de produit) et d’inciter à l’acquérir ; l’ensemble des moyens qui concourent à cette action »[17]. Au XIXe siècle, les mécanismes promotionnels se diversifient : aux affiches et représentations relayées par la presse, s’ajoutent des produits dérivés, tels que des brochures, des portraits carte-de-visite ainsi que des cartes postales. En effet, la production publicitaire prend plusieurs formes : en plus de la presse, accessible au plus grand nombre, les murs des grandes villes européennes comme Paris se couvrent de lithographies colorées pour attirer le chaland.

     De plus, la photographie annonce une nouvelle ère de l’image. Le portait carte-de-visite, collectionné dans des albums, fait son apparition en 1851, suivi par la carte postale, dans la dernière décennie du siècle. Le spectacle de phénomènes monstrueux se propage dans la vie quotidienne ; dans les journaux, sur les murs, dans les foyers, au sein des albums familiaux et dans les correspondances des Parisiens. Dans la capitale, les phénomènes sont nombreux, leur image circule et se multiplie : ils sont imprimés, affichés, collectionnés, échangés et envoyés pendant plus d’un siècle. En parallèle, le monstre se diffuse dans la presse satirique, s’illustrant par des corps monstrueux, grotesques et caricaturaux. Dans le même temps, le monstre en tant que corps merveilleux conquiert le livre illustré pour enfants.

 

     Ce véritable phénomène de société, au XIXe siècle, questionne la perception par le public de cet Autre monstrueux en images. Hors-la-loi juridiques, ils sont également des hors-la-loi visuels. En effet, le monstre est celui qui échappe à la règle du législateur, mais également aux règles visuelles ; il échappe au regard, transgresse la loi de la représentation humaine. Le monstre humain s’oppose au corps idéal, ordinaire, et de fait, il déstabilise le conditionnement habituel du regard. Paradoxalement, dans le même temps, le monstre humain obéit aux règles de l’image à l’ère de sa reproduction mécanique. Dans ces images à destination d’un public large et diversifié, les corps magnifiés, animalisés, infantilisés, érotisés, exotisés ou anoblis par des procédés divers, sont mis en scène pour attirer des clients potentiels. Ces images à explorer « font apparaître » un pan de l’histoire des spectacles parisiens dès la seconde moitié du XIXe siècle. Ces corps humains, perçus comme monstrueux, entre nature et culture, homme et femme, animalité et humanité, sensationnels et scandaleux, car anormaux, ont, paradoxalement eu un immense pouvoir d’attraction. Parmi ces images parisiennes, on trouve des personnes atteintes de nanisme, de gigantisme, d’hypertrichose, d’hirsutisme, d’obésité, des siamois, des tatoués ou encore quelques albinos qui, pendant un plus d’un siècle, ont arpenté les foires, les cirques, les music-halls et les cafés dans des shows mettant en scène leur différence. L’étude des représentations publicitaires de ces spectacles parisiens permet d’analyser les dispositifs mis en place dans l’image pour attirer les foules, et de révéler tout un discours sous-jacent, sur la différence. En effet, les phénomènes sont créés, déformés, exagérés sur le papier, par la publicité, en fonction de conventions propres au modèle européen occidental.

       L’image publicitaire sollicite le regard dans l’espace public, mais elle vise aussi l’esprit, via la symbolique et l’imagination. De ce fait, elle contribue à créer un imaginaire collectif, une vision du monde, sans pour autant être un parfait reflet de la société. En effet, le discours de l’image s’appuie sur des schèmes culturels précis, partagés par les individus pour toucher le plus grand nombre. C’est en cela que l’image publicitaire en dit long sur nos sociétés et peut-être perçue comme un indice sur certaines peurs ou certains désirs qu’elle stimule et révèle. Au-delà du simple fait de convaincre le spectateur-consommateur, la publicité manipule l’inconscient du public, au moyen de dispositifs visuels, afin de créer des effets émotionnels. Pour ce faire, de telles images usent de mécanismes : imprégnées de la culture visuelle de la période, elles revêtent un intérêt tout particulier pour l’historien de l’art car elles témoignent d’un certain contexte culturel, social et moral, de l’histoire des mentalités et des perceptions collectives.

 

 

Un sujet pas comme les autres

 

       Le monstre a fait l’objet d’une riche bibliographie. Il s’agit là d’une figure qui convoque de multiples disciplines : l’histoire du spectacle, l’histoire du handicap, l’histoire des perceptions, l’anthropologie, la sociologie, la médecine, la psychologie, la philosophie, les sciences de la communication, ou encore le droit. Il nous paraît primordial de l’envisager du point de vue des images. Dans le cadre d’une recherche en histoire de l’art, la publicité donne à voir des messages construits tant à partir du texte que de l’image.

     En effet, « le freak ne se définit pas par une qualité inhérente à la personne, mais un ensemble de pratiques, une façon d’envisager et de mettre en scène la différence physique, mentale ou comportementale qu’elle soit réelle ou simulée »[18] dira le sociologue Robert Bogdan. En somme, le phénomène monstrueux se construit aussi par le biais d’images pensées, réfléchies : il s’agit d’une construction par rapport à une norme. En réalité « le phénomène naturel est un phénomène culturel »[19]. Le stigmatisé se différencie du groupe auquel il est censé appartenir, car il est porteur du stigmate, à savoir, ici, la différence corporelle. Il entretient des contacts dits « mixtes » avec les normaux. C’est lors de ces interactions que le stigmatisé va être classé en tant que tel, en raison de sa monstruosité corporelle par exemple. Toutefois, « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes, mais des points de vue »[20]. En effet, le stigmate est dans l’œil de celui qui regarde, il est créé par le contact social, et repose sur des perceptions dépendantes de la société dans laquelle il survient.

     L’étude des dispositifs iconographiques, des codes et des stratégies visuelles utilisés dans ces représentations nous permettra de comprendre la construction des phénomènes par l’image, mais également la perception de ces images par le groupe dominant. Par-delà la surface de l’affiche lithographiée ou de la prise de vue photographique, les images publicitaires de phénomènes racontent en filigrane comment ont été pensés la différence physique et le handicap dans ces spectacles offerts à la société parisienne de 1851 à 1961. Car « il n’y a pas de « handicap » et de « handicapés » en dehors des structurations sociales et culturelles précises »[21], les images ont contribué à l’élaboration de ces structurations. Elles content l’histoire du regard porté sur ces individus, orienté, puisque ces représentations les placent dans un système de visibilité.

 

     Enfin, la question des phénomènes monstrueux est d’une étonnante actualité. Aujourd’hui, « un flux continu de représentations célèbre une hiérarchie des perfections corporelles et soumet des difformités réelles ou imaginaires à une stigmatisation par défaut »[22]. Simultanément, on s’offusque de l’exploitation des difformités corporelles des phénomènes au XIXe siècle. Or, les personnes porteuses de handicap dans notre société, semblent ignorées ou stéréotypées de nos jours, dans le monde du divertissement notamment[23]. Plus largement, ce sujet questionne les normes qui conditionnent notre rapport à l’Autre et le regard que nous portons sur lui, par biais d’images et du langage qui véhiculent des discours fondés sur la différence. Par la même, ce sujet interroge le regard porté sur les handicaps aujourd’hui, et la persistance de certains stéréotypes, ainsi que l’impact de la publicité sur nos imaginaires. Davantage encore, ce sujet nous pousse à réfléchir sur les « nouveaux phénomènes », sur scène ou sur le petit écran, les corps transformés par la chirurgie esthétique qui inondent les réseaux sociaux, ou encore les personnes porteuses de handicap devenues des stars de l’influence. Ces images-là, issues de notre culture visuelle, doivent faire l’objet d’une attention toute particulière, en raison de leur quotidienneté.

     Pour mieux expliciter notre démarche, il est essentiel de rappeler l’importance historique et sociale de la publicité, qui « participe au façonnement de la mémoire sociale et culturelle »[24], autant qu’elle reflète un contexte socio-historique donné. Dans le cadre de notre étude, tournée vers les cultures visuelles, nous nous intéressons aux images publicitaires de phénomènes, à savoir l’affiche, la photographie carte-de-visite et la carte postale. Durant plus d’un siècle, ces supports vont traduire certains choix iconographiques. Chacun à leur tour, ces médiums laissent transparaitre certaines évolutions, certaines persistances. Le spectacle de phénomène, comme évoqué plus tôt, repose sur une publicité forte, orale, textuelle et iconographique, qui se déploie avant l’entrée en scène du performer par le biais de l’affiche, jusqu’à l’issue de sa représentation par la commercialisation de souvenirs. Ces images portent en elles des symboles, qui, interprétés, construisent les imaginaires.

 

     Les affiches, les photographies carte-de-visite, les cartes postales, mais également les articles de presse, et les photographies choisis ont fait l’objet d’une sélection exigeante. Comme il nous était impossible de présenter l’entièreté des images découvertes au cours de nos recherches, notre choix s’est porté sur certaines d’entre elles, particulièrement parlantes ou singulières. De fait, il s’agira moins de s’intéresser à la chaîne de production que de s’atteler à un travail de recherche questionnant les dispositifs visuels mis en place et les effets du matériel publicitaire sur le public dans le cadre du spectacle de personnes porteuses de handicap. Il s’agira s’analyser comment le phénomène est représenté, pourquoi, comment il a pu être perçu et quelles émotions il a pu susciter. Car l’action de regarder est un geste naturel – une réponse corporelle à une sollicitation visuelle –, il est nécessaire de rappeler qu’il s’agit également d’un geste culturel. Les corps non-habituels attirent le regard par leur démesure[25] peu importe sa nature et suscitent des réactions liées à notre environnement culturel. La publicité parle de nos sociétés, car elle révèle autant qu’elle entérine certaines idées.

     Les images publicitaires de phénomènes monstrueux en région parisienne n’ayant fait l’objet d’aucune étude approfondie dans le champ de l’histoire de l’art, nous avons décidé d’explorer la question en convoquant les champs de la recherche qui se sont, de près ou de loin tournés vers ce sujet. La différence et le corps handicapé ont intéressé autant l’historien, que l’anthropologue et le sociologue. C’est pourquoi l’histoire des sciences, la philosophie, l’épistémologie, la sociologie du handicap, l’anthropologie, les sciences de la communication, l’histoire des spectacles et de la colonisation, par exemple, seront convoquées, afin d’alimenter nos réflexions dans le champ de l’histoire de l’art.

 

      « La culture visuelle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »[26], à une époque et dans une zone géographique donnée, et c’est bien ce rapport qu’il s’agira de saisir dans ces images publicitaires. Autrement dit, nous tenterons de comprendre ce qui se trame derrière la mise en scène des corps. Par ces expressions visuelles aux supports multiples, quels désirs, quelles obsessions sont stimulés, comment le regard est-il distribué entre le sujet représenté et l’observateur détenteur du regard ? Il s’agira d’envisager le handicap comme un rapport social entre deux groupes, médiatisé par les images. Nous articulerons notre propos autour cet arsenal publicitaire, en convoquant également des photographies de reportage et des articles d’époque. Les images de notre corpus se situent à la frontière. Elles sont hybrides, en circulation, dans l’espace et entre les disciplines. Elles sont des images matérielles qui sollicitent des images mentales. Elles sont à la fois des images qui appellent la vision : l’action de regarder, le geste naturel, et le regard acquis, appris, hérité du contexte social de l’observateur[27]. C’est parce que ces images de la culture visuelle du XIXe et du XXe siècle sont des « images potentielles »[28], c’est-à-dire des images qui ne dépendent plus seulement du vouloir de l’artiste mais également du spectateur qui va faire l’œuvre[29], qu’elles méritent l’attention de l’historien de l’art.

 

     Car l’image publicitaire s’inscrit dans une temporalité, dans un espace, et afin de restituer au mieux l’histoire de ces spectacles et de ces représentations à Paris, nous avons choisi d’inviter le lecteur à entrer sous le chapiteau, dans la salle de spectacle, dans la baraque foraine. En effet, dans un premier temps, vient l’affiche aguicheuse, entraînant le passant au spectacle. Une fois arrivé sur le lieu de la performance, le bonimenteur s’affaire, le dispositif se met en place, jusqu’au punctum : l’arrivée du monstre. Enfin, après, vient le temps du souvenir : la photo-carte collectionnée dans l’album, ou la carte postale envoyée, viennent prolonger le spectacle, prouver son existence, invitent le phénomène jusqu’au cœur du foyer… et ce, jusqu’à la prochaine affiche, et le prochain spectacle.

Références

 

[1] LAROUSSE, Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique (T.11 MEMO-O), Bibliothèque numérique Gallica [en ligne], 1866-1877, p. 475. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205363w/f478.item.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] FOUCAULT, Michel, Les Anormaux, Cours au collège de France, 1974-1975, Paris, Seuil, Gallimard, 1999.

[6] L’auteur évoque le cas d’un siamois commettant un crime, et se questionne quant à l’issue juridique d’un tel acte. Ibid., p. 51.

[7] ANCET, Pierre, « Monstres humains », dans LECOURT, Dominique, et al., Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 747.

[8] GARLAND-THOMSON, Rosemarie (éd.), « From wonder to error », dans Freakery: cultural spectacles of the extraordinary body, New York, New York University Press, 2008, p. 2. [1996]

[9] GUÉDRON, Martial, « Nains de rue et nains de cour », dans Les monstres : créatures étranges et fantastiques de la Préhistoire à la science-fiction, Paris, Beaux-Arts éditions, 2018, p. 118.

[10] Ibid.

[11] PARÉ, Ambroise, Des monstres et prodiges (commenté par Jean Céard), Genève, Droz, 1971. [1573]

[12] COURTINE, Jean-Jacques, « La police du regard », dans CORBIN, Alain, COURTINE, Jean-Jacques, et VIGARELLO, Georges (dirs.), Histoire du corps, 3 : Les mutations du regard (XXe siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2005, pp. 234-237.

[13] LAROUSSE, Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique (T.12 P-POURP), Bibliothèque numérique Gallica [en ligne], 1866-1877, pp. 781-782. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2053648/f785.item.

[14] Ibid.

[15] CORBIN, Alain (dir.), L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, Aubier, 1995, p. 11.

[16] CSERGO, Julia, « Extension et mutation du loisir citadin. Paris XIXe siècle-début XXe siècle », dans CORBIN, Alain, op. cit., 1995, pp. 121-170.

[17] Définition issue de BELLEFONDS, Christine (de), REY-DEBOVE, Josette et REY, Alain, Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2008, citée dans DE IULIO, Simona, Étudier la publicité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2016, p. 6.

[18] BOGDAN, Robert, La fabrique des monstres : les États-Unis et le freak show (1840-1940) (trad. Myriam Dennehy), Paris, Alma éditions, 2013, p. 249. [1988]

[19] « […] we show the freak of nature to be a freak of culture » ; GARLAND-THOMSON, Rosemarie, Staring. How we look, New York, Oxford University Press, 2009, p. XVIII.

[20] GOFFMAN, Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps (trad. Alain Kihm), Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 161.

[21] STIKER, Henri-Jacques, Corps infirmes et sociétés : essais d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2013, p. 33.

[22] COURTINE, Jean-Jacques, op. cit., 2005, p. 120.

[23] Un travail de recherche sur les stéréotypes à propos des personnes porteuses de handicap dans certaines œuvres cinématographiques aux États-Unis a été menée dans l’article de BLACK, Rhonda S., « Victims and Victors: Representation of Physical Disability on the Silver Screen », Research and Practice for Persons with Severe Disabilities, Research Gate [en ligne], 32, no1, mars 2007, pp. 66-83. URL : https://www.researchgate.net/publication/263452594_Victims_and_Victors_Representation_of_Physical_Disability_on_the_Silver_Screen.

[24] DE IULIO, Simona, op. cit., 2016, p. 93.

[25] GARLAND-THOMSON, Rosemarie, op. cit., 2009, pp. 161-182.

[26] BOIDY, Maxime, Les études visuelles, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2017, p. 7.

[27] Ibid., p. 67.

[28] Expression empruntée à GAMBONI, Dario, Images potentielles – Ambiguïté et indétermination en art moderne, Dijon, Les Presses du réel, 2016. Ibid, p. 74.

[29] Ibid.

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