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Visages, caractères, émotions ambigus des personnes noires dans la publicité française

2022

          « La publicité doit éviter avec le plus grand soin de faire appel, même indirectement, au sectarisme ou au racisme. Toute allusion, même humoristique, à une quelconque idée péjorative ou d’infériorité liée à l’appartenance à une ethnie ou à une religion doit être bannie. L’expression de stéréotypes évoquant les caractères censés être représentatifs d’un groupe ethnique ou religieux doit être maniée avec la plus grande délicatesse ».

Telles sont les recommandations fournies en mars 1975 par l’autorité de régulation professionnelle de la publicité en matière d’image et de respect à la personne, à l’article 3. Mais certaines représentations semblent, malgré les sourires et l’humour apparent, déroger à la règle : tel est le cas d’une affiche publicitaire réalisée par l’Agence Ecom-Univas pour Free time, en 1986 (fig. 1). Si l’image ne choquait peut-être pas le spectateur-consommateur des années 1980, il est nécessaire de la décortiquer pour mieux voir ce qui se cache derrière ce visage dévorateur.

 

Fig. 1. Agence Ecom-Univas, Free Time, À quelle sauce je vais le manger, le blanc !, Impression Lalande, Wissous, 1986, affiche, offset, 80 x 74 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

          En 1986, les panneaux publicitaires français dévoilent la dernière publicité photographique pour la chaîne de restauration rapide Free time. Sur un fond bleu, sous un logo, un homme noir en plan buste occupe le centre de l’image, dans un format étiré en longueur. Bouche charnue grande ouverte, dents écartées et langue apparentes, yeux ronds et écarquillés, nez large aux narines dilatées : on ne saurait trop distinguer s’il s’agit d’un regard menaçant, étonné ou heureux. L’émotion gagne chaque partie du visage : malgré la quasi-absence de sourcils, sa bouche béante, elle, laisse apparaitre les sillons des rides d’expression. Son regard globuleux tourné directement vers le spectateur pourrait rappeler celui d’un enfant émerveillé. Au-dessus de sa tête, ses cheveux noirs et crépus sont rassemblés en une courte queue de cheval touffue, explosant au sommet de son crâne, comme sous l’effet de l’émotion. À son cou, on remarque un collier fait de petites pierres. Autour de lui flottent une dizaine de plumes. Son visage est presque clownesque : par ce rire étrange, le personnage semble inoffensif et heureux de découvrir sa proie volatile, mais également sadique, prêt à la dévorer. Toutefois, l’image publicitaire, associée au texte qui l’accompagne, donne un tout autre sens à l’affiche. En haut, sur toute la longueur, en capitales d’imprimerie blanches, on lit un slogan, avec une chute oratoire : « À quelle sauce je vais le manger, le blanc ! ». En bas, un texte en rouge sur fond jaune, associé à une petite image à droite, font la promotion de longuettes de blanc de poulet, accompagnées de ketchup et de moutarde.

 

          En Occident, le corps, et plus précisément le visage ont longtemps été interprétés comme le reflet de l’âme. Cette idée, entérinée par la religion, a policé les corps et les expressions. Les yeux, dont l’importance a été soulignée par Le Brun, Cicéron, comme Léonard de Vinci seraient le miroir de l’âme. À l’inverse des yeux, les bouches distordues, les visages grimaçants, riant à gorge déployée étaient attribués aux êtres mauvais et soumis à des pulsions animales. 

          Un visage est toujours révélateur : d’une culture, d’une époque, d’une humeur, il est la première chose qui se présente à nous lors d’une rencontre. Ici, le visage est totalement déformé par cette expression étrange et ambigüe, compliquée à saisir, drolatique et effrayante, si on la confronte au texte qui l’accompagne. La bouche grande ouverte et carnassière, contamine tout le visage. Les yeux quant à eux, rappellent la pétrifiante Méduse. Cette expression polysémique, entre l’étonnement, la peur et le rire, est renforcée par la mise en scène. Le torse nu, vêtu d’un simple collier de pierres fait du personnage un être réduit à l’état de nature, dont la coiffure laineuse, renvoie à un « sauvage ». La scénographie combinée au texte convergent vers la représentation stéréotypée de l’homme noir, exotique et anthropophage. Derrière le comique décalage entre le blanc de poulet et l’homme blanc, l’affiche réactive le mythe de l’homme primitif, sanguinaire et dangereux. Son regard directement adressé au consommateur questionne : va-t-il me manger, moi ?

          L’homme noir cannibale présent dans la publicité (fig. 2), l’est bien moins que dans la caricature, où l’on trouve de nombreuses occurrences d’explorateurs blancs proches de finir dans la marmite (fig. 3). Le visage paradoxal élaboré pour Free time, oscillant entre féroce cannibale et bon sauvage naïf nous évoque quelques précédents dans l’imagerie publicitaire. En effet, cette face ahurie devant la volaille, fait écho à bien d’autres « sourires noirs » utilisés dans l’image commerciale. L’affiche Free time nous rappelle le tirailleur sénégalais pour Banania (fig. 4), heureux et insouciant. Par ailleurs, les choix visuels adoptés pour Free time reprennent le code couleur utilisé pour la boisson chocolatée : le rouge, le jaune et le bleu, s’associent à la peau noire du protagoniste. Que la présence des personnes noires valorise un produit exotique comme le chocolat (fig. 5), l’efficacité de marchandises comme le cirage (fig. 6), ou blanchissantes comme le savon (fig. 7), on remarque une grande constance de l’expression faciale ambiguë, et ce, peu importe le bien vendu (fig. 8). La face ambivalente, hilare et effrayante de l’homme noir, a longtemps occupé l’image publicitaire (fig. 9), avec une grande stabilité. L’image commerciale accentue la bouche, les yeux, amplifie l’expression pour déformer l'Autre et en faire un discours qui s’appuie sur la différence physique. Derrière le grand sourire de la publicité Free time, c’est le passé colonial qui se dissimule : le type physique stéréotypé recycle le mythe colonial du sauvage, de l’anthropophage.

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 2. M. Loiseau (d’après), Action éducative, Société de sérigraphie, Dunkerque, vers 1965, affiche, sérigraphie, 61 x 40 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

 

 

 

 

Fig. 3. Paul Iribe, « Mais il est à croquer ce gentleman… Appelez donc le gouverneur des cuisines », Le Rire, n° 403, 26 juillet 1902.

 

 

 

 

 

Fig. 4. Anonyme, Banania, Impression Camis, 1915, affiche, lithographie en couleur, 162 x 122 cm, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Paris.

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 5. Joë Bridge, Chocolat Potin, Paris, vers 1922, affiche, lithographie couleur, 129 x 87 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

 

 

 

 

 

Fig. 6. Lochard, Papillon d’or, vers 1910, affiche, lithographie couleur, 163 x 123 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 7. Anonyme, Le savon Dirtoff, vers 1930, affiche, lithographie couleur, 108 x 76 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

 

 

 

 

 

Fig. 8. Raoul Vion, Bougie Oléo, Imprimerie Ch. Wall, vers 1910, affiche, lithographie couleur, 165 x 126 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 9. Anonyme, Sandow, Imprimerie Ch. Wall, 1905, affiche, lithographie couleur, 167 x 120 cm, Paris, Bibliothèque Forney.

 

          Cette expression ogresse drolatique repose sur l’anthropophagie longtemps attribuée aux colonisés non-occidentaux exploités dans les images commerciales dès le dernier quart du XIXe siècle. Par les spectacles, les récits d’exploration, les images, ou la presse savante et populaire, les peuplades extra-européennes furent découvertes par la population occidentale. 

          L’homme noir au XIXe siècle est hors des normes européennes, physiquement et culturellement. Anthropométrie, darwinisme, atavisme, viendront affirmer la distinction entre les Noirs et les Blancs. La science mesure, classe, différencie, hiérarchise les êtres humains. Le corps africain, perçu comme déviant, se pose alors comme altérité totale du corps européen : l’un nature, l’autre culture, l’un animal, l’autre humain, l’un nu, l’autre vêtu, l’un sauvage, l’autre civilisé, l’un laid, l’autre beau. L’homme blanc devient une référence, un modèle, une norme, et la couleur de peau, un stigmate de la déviance. Les mimiques faciales étranges, sauvages, dans les images, cristallisent à la surface du visage l’inégalité supposée entre Noirs et Blancs. Exposés en Europe dans des ethnic shows voulus éducatifs et divertissants, les affiches commerciales témoignent de la perception de ceux que l’on considère comme des « chaînons manquants » entre l’homme et le singe. Ces spectacles, à destination des masses, viennent assoir le racisme scientifique. Le discours savant s’ancre ainsi dans l’imaginaire collectif. L’africain est réduit à sa folklorisation : nu, polygame, fanatique, anthropophage. Cette construction des personnes noires, impudiques, enfantines, paresseuses, ingrates, cruelles, idiotes n’est que le reflet du racisme biologique de l’époque. Dans ce contexte, les images sont teintées d’endoctrinement politique et de légitimation coloniale. Dans l’iconographie, créée pour et par les Occidentaux, les images alimentent toutes sortes de préjugés coloniaux. Elles opposent deux mondes : celui du spectateur, et celui du représenté, dont le visage ambigu pouvait paraître étrangement terrifiant, ou plein de bonhommie (fig. 10). Ces représentations, entre culture savante et culture populaire, affirment la différence tout en manifestant un goût pour l’exotisme, dans une société marquée par les progrès de l’information et des communications.

          La représentation des personnes noires, nous parle du regard porté sur la différence, et permet de mieux comprendre comment a été pensé et construit l’Autre dans la culture visuelle. L’image publicitaire n’est pas neutre, elletransmet un message adapté, dans l’air du temps, sollicitant certaines références. L’utilisation du visage noir reflète les mentalités de l’époque et raconte la perception de la différence physique et culturelle. La stratégie publicitaire joue avec les préjugés, confirme les fantasmes dans des mises en scènes simples, efficaces, faciles à déchiffrer. 

          Lors de la Première Guerre mondiale, la figure du tirailleur sénégalais pousse les personnes d’ascendance africaine hors du champ du sauvage primitif. Ils deviennent des indigènes, avant d’être valorisés par le jazz et Joséphine Baker par exemple, dans les années 1920. La tragédie de la Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans l’appréhension de l’Autre, peu importe sa différence ou son origine. La disparition du bon sauvage naïf et du féroce cannibale du champ des images coïncide avec la décolonisation, au milieu des années 1960. Ceux qui furent des « nègres » deviennent des immigrés : intégrés à la société, ils deviennent un nouveau public pour la publicité française. Le tourisme, les nouvelles relations entre les États ou encore la mondialisation, ont changé la perception de l’Afrique obscure et dangereuse, totalement imaginée. Néanmoins, loin d’être bannis des images, certains mécanismes racistes persistent, malgré les bouleversements sociaux. La publicité Free time fait partie de ces reliques qui témoignent de la stabilité de certains clichés depuis le XIXe siècle. Ce cas interroge l’enracinement de ces préjugés, la présentation et la visibilité de ces minorités. Le stéréotype demeure, entretenu par les discours et les images, dans une société où l’immigration est un thème fort de la vie politique. Peut-être est-ce là le point commun qu’entretient notre publicité, des années 1980, avec le XIXe siècle : la peur de la mixité raciale et de la diversité ? Vraisemblablement, « la frontalité de ce visage noir, sa monstruosité, terrifiante et risible, exorcise cette différence qui trouble le corps social »[1].

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 10. Richard Herdtle, Völkerschau. Kolonial Ausstellung, Stuttgart, 1928, affiche, lithographie couleur, collection Groupe ACHAC.

Sarah BANMOUHA, Université de Strasbourg

Bibliographie

→ Négripub : l’image des noirs dans la publicité depuis un siècle : [exposition, Paris, Bibliothèque Forney, 4 janvier – 28 mars 1987], Paris : Société des amis de la Bibliothèque Forney, 1987.

→ BACHOLLET, Raymond, (et al.), Négripub : l'image des Noirs dans la publicité, Paris : Somogy, 1992.

 Images et colonies : iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962 : [exposition, Paris, Musée d’histoire contemporaine, 1993-1994], par Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et Laurent GERVEREAU, Paris : ACHAC, 1993.

→ BANCEL, Nicolas (et al.), Zoos humains : au temps des exhibitions humaines [en ligne], Paris : Éditions La Découverte, 2002. URL : https://www.cairn.info/zoos-humains--9782707144010.htm, (consulté le 12 novembre 2022).

→ BOËTSCH, Gilles, HERVÉ, Christian, et ROZENBERG, Jacques, Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé [en ligne], Louvain : De Boeck Supérieur, « Hors collection », 2007. URL : https://www.cairn.info/corps-normalise-corps-stigmatise-corps-racialise-- 9782804155506.htm, (consulté le 12 janvier 2022).

→ BLANCHARD Pascal, « Regard sur l'affiche : des zoos humains aux expositions coloniales », Corps [en ligne], 2008/1 (n° 4), pp. 111-128. URL : https://www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2008-1-page-111.htm (consulté le 27 octobre 2021).

→ Exhibitions : l’invention du sauvage : [exposition, Paris, Musée du Quai Branly, 29 novembre 2011 – 3 juin 2012], par Pascal → BLANCHARD, Gilles BOËTSCH et Nanette JACOMIJN-SNOEP, Arles : Actes sud, Paris : Musée du quai Branly, 2011.

→ BANCEL, Nicolas, DAVID, Thomas, et THOMAS, Dominic (éds.), L’Invention de la race : Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris : La Découverte, 2014. 

→ CERVULLE, Maxime, Dans le blanc des yeux : diversité, racisme et médias, Brezje : Éditions Amsterdam, 2013.

 

[1] BACHOLLET, Raymond, (et al.), Négripub : l'image des Noirs dans la publicité, Paris : Somogy, 1992, p. 142.

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